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À peine a-t-il fait deux pas, ses pieds glissent dans un liquide visqueux et il chute lourdement sur le dos sans avoir même le temps de se retenir. Sous la force de la poussée, la porte de l’atelier a rebondi et s’est refermée derrière lui. L’atelier est un court instant plongé dans l’obscurité mais la porte a violemment heurté le chambranle et s’ouvre de nouveau, plus lentement. Le phare du premier véhicule, arrivé à la hauteur de l’entrée, éclaire d’un coup, devant Camille, une large planche posée sur deux tréteaux et sur lequel le corps d’Irène est allongé et ligoté par les mains. Sa tête est tournée vers lui, ses yeux sont ouverts, ses traits figés, ses lèvres entrouvertes. Son ventre plat présente, vu d’ici, de larges bourrelets, comme s’il avait été labouré par une roue à chenilles.

À l’instant où il ressent les vibrations violentes des rangers qui écrasent les marches de l’escalier, à l’instant où l’ombre des agents de la Brigade d’intervention obscurcit l’entrée, Camille tourne la tête sur sa droite où, dans la pénombre spasmodiquement percée par la lumière bleue d’un gyrophare, une croix semble en suspension au-dessus du sol, sur laquelle il distingue une minuscule silhouette sombre, presque informe, les bras largement écartés.

Épilogue

Lundi 26 avril 2004

Mon cher Camille,

Un an. Un an déjà. Ici, vous le devinez, le temps n’est ni court ni long. C’est un temps sans épaisseur qui nous arrive de l’extérieur tellement amorti que parfois nous doutons qu’il continue de s’écouler pour nous comme il le fait pour les autres. D’autant que ma position a été longtemps inconfortable.

Depuis que votre adjoint, me pourchassant jusque dans le bois de Clamart, m’a tiré lâchement dans le dos, me faisant, à la moelle épinière, des dégâts irréversibles, je vis dans ce fauteuil roulant d’où je vous écris aujourd’hui.

Je m’y suis fait. Il m’arrive même parfois de bénir cette situation car elle m’apporte un confort dont la plupart de mes congénères sont privés. Je suis l’objet de plus d’attention que les autres. On ne m’impose pas les mêmes servitudes. C’est un bénéfice maigre mais vous savez, ici, tout compte.

D’ailleurs, je vais mieux qu’au début. J’ai pris mes marques, comme l’on dit. Mes jambes me refusent définitivement tout service mais tout le reste fonctionne parfaitement. Je lis, j’écris. En un mot, je vis.

Et puis, ici, petit à petit, j’ai fait ma place. Je peux même vous confier que, malgré les apparences, je suis envié. Après tous ces mois d’hôpital, j’ai finalement atterri dans cet établissement, où je suis arrivé précédé par une réputation qui m’a assuré une certaine considération. Et ce n’est pas fini.

Je ne serai pas jugé avant longtemps. Peu m’importe d’ailleurs, le verdict est déjà écrit. En fait, non, ce n’est pas vrai. J’attends beaucoup de ce procès. Malgré les tracasseries incessantes de l’administration, j’ai bon espoir que mes avocats — ces rapaces m’étranglent, vous n’imaginez pas ! — obtiennent enfin la parution de mon livre qui, précédé de tout ce qu’on a écrit sur moi, va évidemment faire grand bruit. Il est déjà promis à une gloire internationale que la survenue de mon procès va encore relancer. Comme dit mon éditeur — cette vermine — ce sera bon pour les affaires. Nous sommes déjà approchés par les gens de cinéma, c’est vous dire…

Il m’a semblé, justement, qu’avant ce prochain déferlement de papiers en tout genre, d’écrits, de reportages, je devais vous adresser quelques mots.

Malgré les précautions que j’avais prises, tout ne s’est pas déroulé aussi parfaitement que je l’avais espéré. C’est d’autant plus regrettable qu’il s’en est fallu de bien peu. Si j’avais respecté les horaires (que j’avais moi-même fixés, je le reconnais), si j’avais eu moins confiance dans la construction de mon affaire, dès après la mort de votre épouse, j’aurais disparu aussitôt, comme je pensais le faire et je vous écrirais aujourd’hui du petit paradis que je m’étais organisé et où je pourrais marcher sur mes deux jambes. Il y a une justice, finalement. Ce doit être un réconfort pour vous.

Vous remarquez que je parle ici de « mon affaire » et non de mon œuvre.

C’est que je peux, aujourd’hui, me défaire de ce jargon prétentieux qui n’a été utile qu’à la réalisation de mon projet et auquel je n’ai jamais cru un instant. Passer, à vos yeux, pour un homme « investi d’une mission », « porté par une œuvre plus grande que lui », ce n’était qu’une formule romanesque, rien d’autre. Et même pas des meilleures. Je ne suis heureusement pas ainsi. J’ai même été surpris de votre adhésion à cette thèse. Décidément, vos psychologues ont, une nouvelle fois, fait leurs preuves et elles sont toujours aussi accablantes… Non, je suis un homme éminemment pratique. Et modeste. Malgré le désir que j’en avais, je ne me suis jamais fait d’illusion sur mon talent d’écrivain. Mais porté par le scandale, propulsé par l’horreur qu’exerce sur tout homme le fait divers tragique, mon livre se vendra par millions, il sera traduit, adapté, il figurera durablement dans les annales de la littérature. Toutes choses que je ne pouvais espérer par mon seul talent. J’ai contourné l’obstacle, voilà tout. Je n’aurai pas volé ma gloire.

Vous, Camille, c’est moins sûr, pardonnez-moi de vous le dire. Ceux qui vous connaissent de près savent quel homme vous êtes. Bien éloigné du Verhœven que j’ai décrit. J’avais besoin, pour satisfaire aux lois du genre, de dresser de vous un portrait un peu… hagiographique, un peu lénifiant. Lecteurs obligent. Mais dans votre for intérieur, vous savez que vous êtes bien moins conforme à ce portrait qu’à celui que j’ai dressé autrefois de vous pour Le Matin.

Nous ne sommes, ni vous ni moi, ceux auxquels les autres ont cru. Peut-être, finalement, sommes-nous plus semblables, vous et moi, que nous ne le croyons nous-mêmes. D’une certaine manière, n’avons-nous pas, tous les deux, fait mourir votre femme ? Je vous laisse méditer cette question.

Bien cordialement,

Ph. Buisson
Saint-Ouen, septembre 2005