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Détail plus étrange : l’empreinte si nette d’un majeur, apposée sur le mur, n’était pas réelle mais réalisée avec un tampon encreur.

Camille n’avait jamais nourri de suspicion particulière à l’égard de l’informatique, mais certains jours il ne pouvait s’empêcher de penser que ces machines avaient vraiment une sale âme. À peine tombés les premiers éléments de l’Identité, l’ordinateur du fichier central lui en apporta une confirmation en lui donnant le choix entre une bonne et une mauvaise nouvelle. Pour la bonne nouvelle, il lui servait l’identité de l’une des deux victimes, retrouvée à partir de ses empreintes. Une certaine Évelyne Rouvray, 23 ans, demeurant à Bobigny, connue des services de police pour prostitution. Et pour la mauvaise, elle signait clairement le retour du refoulé et lui faisait revenir en pleine tête ce qu’il avait maladroitement tenté de chasser quelques minutes plus tôt. La fausse empreinte trouvée sur le mur correspondait à une autre affaire, remontant au 21 novembre 2001 et dont le dossier lui fut remonté aussitôt.

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Le dossier, lui aussi, avait une sale âme. Sur ce point, tout le monde était d’accord. Seul un flic suicidaire aurait pu souhaiter être chargé de cette affaire qui avait déjà fait beaucoup trop parler d’elle. À l’époque, les reporters s’étaient livrés à des commentaires sans fin sur la fausse empreinte d’un doigt plongé dans l’encre noire apposée sur l’un des orteils de la victime. Pendant quelques semaines, la presse en avait véhiculé les détails sous divers labels. On avait parlé du « crime de Tremblay », de « la décharge tragique », la palme revenant, comme souvent, au Matin qui avait couvert l’affaire en évoquant « la jeune fille fauchée par la mort ».

Camille connaissait cette affaire comme tout le monde, ni plus ni moins, mais son aspect spectaculaire lui fit penser que l’œil du cyclone avait brusquement réduit son diamètre.

La relance de l’affaire de Tremblay modifiait la donne. Si le type se mettait à découper des filles en morceaux aux quatre coins de la banlieue parisienne, on pouvait s’attendre à en découvrir de nouvelles jusqu’à ce qu’on l’arrête. A quel genre de client avait-on affaire ? Camille décrocha son téléphone, appela Le Guen et lui fit part de la nouveauté.

— Merde, lâcha sobrement Le Guen.

— On peut dire ça, oui.

— La presse va adorer.

— Elle adore déjà, j’en suis sûr.

— Comment « déjà » ?

— Qu’est-ce que tu veux, expliqua Camille, cette Maison est une véritable passoire. Les pigistes étaient à Courbevoie une heure après nous…

— Et…? demanda Le Guen inquiet.

— Et la télé dans la foulée, concéda Camille à regret.

Le Guen observa quelques secondes de silence que Camille mit aussitôt à profit.

— Je veux un profil psychologique de ces types, demanda-t-il.

— Pourquoi « ces types » ? Tu as plusieurs empreintes ?

— Ce type, ces types… Qu’est-ce que j’en sais, moi !

— D’accord. C’est le juge Deschamps qui a été saisi. Je vais l’appeler pour faire commettre un expert.

Camille, qui n’avait jamais travaillé avec ce juge, se souvenait, pour l’avoir parfois croisée, d’une femme d’une cinquantaine d’années, mince, élégante et d’une laideur extravagante. Le genre de femme qui défie toute description et qui aime les bijoux en or.

— L’autopsie a lieu demain matin. Si l’expert peut être désigné rapidement, je te l’envoie là-bas pour entendre les premières conclusions.

Camille remit à plus tard la lecture du dossier de Tremblay. Il le ramènerait à la maison. Pour l’heure, il valait mieux se concentrer sur le présent.

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Dossier d’Évelyne Rouvray.

Née le 16 mars 1980 à Bobigny de Françoise Rouvray et de père inconnu. Sortie de collège après la classe de 3e. Pas d’emploi connu. Première trace en novembre 1996 : flagrant délit de prostitution en voiture à la Porte de la Chapelle.

On retient l’atteinte aux mœurs mais pas la prostitution. La fille est encore mineure, c’est plus d’emmerdements qu’autre chose et de toute manière on est appelé à la revoir. Ce qui ne manque pas. Trois mois plus tard, rebelote, la petite Rouvray est ramassée à nouveau sur les boulevards des Maréchaux, à nouveau en voiture et dans la même position.

Cette fois elle passe au tribunal, le juge sait qu’ils vont se retrouver régulièrement, cadeau de bienvenue de la justice française pour une petite délinquante qui va devenir grande, huit jours avec sursis. Curieusement, on perd sa trace dès ce moment. Le fait est assez rare. Généralement, la liste des arrestations pour délits mineurs s’allonge au fil des années, parfois au fil des mois si la fille est très active, qu’elle se drogue ou qu’elle attrape le sida, bref, qu’elle a besoin d’argent et qu’elle tapine du matin au soir.

Rien de tout ça ici. Évelyne prend ses huit jours avec sursis et disparaît des dossiers. Du moins, jusqu’à ce qu’on la retrouve en morceaux dans un loft de Courbevoie.

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Dernière adresse connue : Bobigny, cité Marcel Cachin.

Une barre d’immeubles années 70, les portes défoncées, les boîtes aux lettres éventrées, les tags du sol au plafond, au troisième une porte avec un judas et à « Police, ouvrez ! », un visage ravagé, celui de la mère, déjà plus d’âge.

— Madame Rouvray ?

— Nous voudrions vous parler de votre fille Évelyne.

— Elle habite plus ici.

— Où habitait… où habite-t-elle ?

— J’en sais rien. Je suis pas la police.

— Nous, si, et il vaudrait mieux nous aider… Évelyne a eu des ennuis, de gros ennuis.

Intriguée.

— Quel genre d’ennuis ?

— Nous voudrions son adresse…

Hésitante. Camille et Louis sont toujours sur le palier, prudents. Et expérimentés.

— C’est important…

— Elle est chez José. Rue Fremontel.

La porte va se refermer.

— José comment ?

— J’en sais rien. José, c’est tout.

Cette fois, Camille bloque la porte du pied. La mère ne veut rien savoir des ennuis de sa fille. D’autres chats à fouetter, manifestement.

— Évelyne est morte, madame Rouvray.

À cet instant, métamorphose. La bouche s’arrondit, les yeux se remplissent de larmes, pas un cri, pas un soupir, seulement des larmes qui se mettent à couler et Camille soudain la trouve belle, inexplicablement, quelque chose du visage qu’avait ce matin la petite Alice, les bleus en moins, sauf à l’âme. Il regarde Louis, puis elle de nouveau. Elle tient toujours la porte, les yeux baissés vers le sol. Et pas un mot, pas une question, le silence et les larmes.