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– J’admire ceci… que dès qu’on se croit né romancier on s’accorde aussitôt tous les droits. Un autre y regarderait à deux fois avant de prendre connaissance d’une lettre qui ne lui est pas adressée.

– J’espère plutôt, Monsieur l’abbé, qu’il n’en prendrait pas connaissance du tout.

Je le considérais fixement; mais il grattait toujours, les yeux baissés.

– Je ne suppose pourtant pas qu’on vous l’ait donnée à lire.

– Cette lettre est tombée dans mes mains par hasard; l’enveloppe, vieille, sale, à demi déchirée, ne portait aucune trace d’écriture; en l’ouvrant j’ai vu une lettre de Mademoiselle de Saint-Auréol; mais adressée à qui?… Allons! Monsieur l’abbé, secondez-moi: qui était, il y a quatorze ans, l’amant de Mademoiselle de Saint-Auréol?

L’abbé s’était levé; il commença de marcher à petits pas de long en large, la tête basse, les mains croisées dans le dos; repassant derrière ma chaise, il s’arrêta, et brusquement je sentis ses mains s’abattre sur mes épaules:

– Montrez-moi cette lettre.

– Parlerez-vous?

Je sentis frémir d’impatience son étreinte.

– Ah! pas de condition, je vous en prie! Montrez-moi cette lettre… simplement.

– Laissez que j’aille la chercher, dis-je en essayant de me dégager.

– Vous l’avez là dans votre poche.

Ses yeux visaient au bon endroit, comme si ma veste eût été transparente; il n’allait pourtant pas me fouiller!…

J’étais très mal posé pour me défendre, et contre un grand gaillard plus fort que moi; puis, quel moyen, ensuite, de le décider à parler. Je me retournai pour voir presque contre le mien son visage; un visage gonflé, congestionné, où se marquaient subitement deux grosses veines sur le front et de vilaines poches sous les yeux. Alors me forçant de rire par crainte de voir tout se gâter:

– Parbleu l’abbé, avouez que vous aussi vous savez ce que c’est que la curiosité!

Il lâcha prise; je me levai tout aussitôt et fis mine de sortir.

– Si vous n’aviez pas eu ces manières de brigand, je vous l’aurais déjà montrée; puis, le prenant par le bras: – mais rapprochons-nous du salon, que je puisse appeler au secours.

Par grand effort de volonté je gardais un ton enjoué, mais mon cœur battait fort.

– Tenez: lisez-la devant moi, dis-je en tirant la lettre de ma poche; je veux apprendre de quel œil un abbé lit une lettre d’amour.

Mais, de nouveau maître de lui, il ne laissait paraître son émotion qu’à l’irrépressible titillement d’un petit muscle de sa joue. Il lut; puis huma le papier, renifla, en fronçant âprement les sourcils de manière qu’il semblait que ses yeux s’indignassent de la gourmandise de son nez; puis repliant le papier et me le rendant, dit d’un ton un peu solenneclass="underline"

– Ce même 22 octobre mourait le Vicomte Blaise de Gonfreville, victime d’un accident de chasse.

– Vous me faites frémir! (mon imagination aussitôt construisait un drame épouvantable). Sachez que j’ai trouvé cette lettre derrière une boiserie du pavillon où certainement il eût dû venir la chercher.

L’abbé m’apprit alors que le fils aîné des Gonfreville, dont la propriété touchait à celle des Saint-Auréol, avait été retrouvé sans vie au pied d’une barrière qu’apparemment il s’apprêtait à franchir, lorsqu’un mouvement maladroit avait fait partir son fusil. Pourtant, dans le canon du fusil ne se trouvait pas de cartouche. Aucun renseignement ne put être donné par personne; le jeune homme était sorti seul et personne ne l’avait vu; mais, le lendemain, un chien de la Quartfourche fut surpris près du pavillon léchant une flaque de sang.

– Je n’étais pas encore à la Quartfourche, continua-t-il, mais, d’après les renseignements que j’ai pu recueillir, il me semble avéré que le crime a été commis par Gratien, qui sans doute avait surpris les relations de sa maîtresse avec le vicomte, et peut-être avait éventé son projet de fuite (projet que j’ignorais moi-même avant d’avoir lu cette lettre); c’est un vieux serviteur buté, butor même au besoin, qui pour défendre le bien de ses maîtres ne croit devoir reculer devant rien.

– Comment ne l’a-t-on pas arrêté?

– Personne n’avait intérêt à le poursuivre, et les deux familles de Gonfreville et de Saint-Auréol craignaient également le bruit autour de cette fâcheuse histoire; car, quelques mois après, Mademoiselle de Saint-Auréol mettait au monde un malheureux enfant. On attribue l’infirmité de Casimir aux soins que sa mère avait pris pour dissimuler sa grossesse; mais Dieu nous enseigne que c’est souvent sur les enfants que retombe le châtiment des pères. Venez avec moi jusqu’au pavillon; je suis curieux de voir l’endroit où vous avez trouvé la lettre.

Le ciel s’était éclairci; nous nous acheminâmes ensemble.

Tout alla fort bien à l’aller; l’abbé m’avait pris le bras; nous marchions d’un même pas et causions sans heurts. Mais au retour tout se gâta. Sans doute restions-nous passablement exaltés l’un et l’autre par l’étrangeté de l’aventure; mais chacun très différemment; moi, vite désarmé par la complaisance souriante que l’abbé finalement avait mise à me renseigner, déjà j’oubliais sa soutane, ma retenue, je me laissais aller à lui parler comme à un homme. Voici je crois comment la brouille commença:

– Qui nous racontera, disais-je, ce que fit Mademoiselle de Saint-Auréol cette nuit-là! Sans doute elle n’apprit que le lendemain la mort du comte? L’attendit-elle, et jusqu’à quand, dans le jardin? Que pensait-elle en ne le voyant pas venir?

L’abbé se taisait, complètement insensible à mon lyrisme psychologique; je reprenais:

– Imaginez cette délicate jeune fille, le cœur lourd d’amour et d’ennui, la tête folle: Isabelle la passionnée…

– Isabelle la dévergondée, soufflait l’abbé à demi-voix.

Je continuais comme si je n’avais pas entendu, mais déjà prenant élan pour riposter à l’interjection prochaine:

– Songez à tout ce qu’il a fallu d’espérance et de désespoir, de…

– Pourquoi songer à tout cela? interrompit-il sèchement. Nous n’avons pas à connaître des événements plus que ce qui peut nous instruire.

– Mais suivant que nous en connaissons plus ou moins, ils nous instruisent différemment…

– Que prétendez-vous dire?

– Que la connaissance superficielle des événements ne concorde pas toujours, pas souvent même, avec la connaissance profonde que nous en pouvons prendre ensuite, et que l’enseignement que l’on en peut tirer n’est pas le même; qu’il est bon d’examiner avant de conclure…

– Mon jeune ami, faites attention que l’esprit d’examen et de curiosité critique est la larve de l’esprit de révolte. Le grand homme que vous avez pris pour modèle aurait bien pu vous avertir que…

– Celui sur qui j’écris ma thèse, voulez-vous dire…

– Quel ergoteur vous faites! C’est avec un pareil esprit que…

– Mais enfin, cher Monsieur l’abbé, j’aimerais bien savoir si ce n’est pas cette même curiosité qui vous fait m’accompagner, à cette heure, qui vous penchait il a quelques instants sur ce lambris crevé, et qui vous a lentement poussé à connaître de cette histoire tout ce que vous m’en avez apporté!…