Tout cela était débité, crié sur le même fausset sans nuances. Isabelle cependant s’était jetée aux pieds de sa mère, dont elle avait saisi la jupe, et la tirait, découvrant deux ridicules petits escarpins de satin blanc, cependant que de son front elle heurtait le plancher qu’un tapis recouvrait à cet endroit. Madame de Saint-Auréol ne baissa pas les yeux un instant, continua de lancer droit devant elle des regards aigus et glacés comme sa voix:
– Ne vous aura-t-il pas suffi d’apporter au foyer de vos parents la misère; prétendez-vous poursuivre plus loin les…
Ici brusquement la voix lui manqua; alors se tournant vers Madame Floche qui se faisait toute petite et qui tremblait dans son fauteuiclass="underline"
– Et quant à vous, ma sœur, si vous avez encore la faiblesse… – puis se reprenant: – Si vous avez la coupable faiblesse de céder encore à ces supplications, fût-ce pour un baiser, fût-ce pour une obole, aussi vrai que je suis votre sœur aînée, je vous quitte, je recommande à Dieu mes pénates, et je ne vous revois de ma vie.
J’étais comme au spectacle. Mais puisqu’elles ne se savaient pas observées, pour qui ces deux marionnettes jouaient-elles la tragédie? Les attitudes et les gestes de la fille me paraissaient aussi exagérés, aussi faux que ceux de la mère… Celle-ci me faisait face, de sorte que je voyais de dos Isabelle qui, prosternée, gardait sa pose d’Esther suppliante; tout à coup je remarquai ses pieds: ils étaient chaussés en pou-de-soie couleur prune, autant qu’il me sembla et que l’on en pouvait juger encore sous la couche de boue qui recouvrait les bottines; au-dessus, un bas blanc, où le volant de la jupe, en se relevant, mouillé, fangeux, avait fait une traînée sale… Et soudain, plus haut que la déclamation de la vieille, retentit en moi tout ce que ces pauvres objets racontaient d’aventureux, de misérable. Un sanglot m’étreignit la gorge; et je me promis, quand Isa quitterait la maison, de la suivre à travers le jardin.
Madame de Saint-Auréol cependant avait fait trois pas vers le fauteuil de Madame Floche:
– Allons! donnez-moi ces billets! Pensez-vous que sous votre mitaine je ne voie pas se froisser le papier? Me croyez-vous aveugle, ou folle? Donnez-moi cet argent, vous dis-je! – Et, mélodramatiquement, approchant les billets dont elle s’était emparée, de la flamme d’une des bougies du candélabre: – Je préférerais brûler le tout (faut-il dire qu’elle n’en faisait rien) plutôt que de lui donner un liard.
Elle glissa les billets dans sa poche et reprit son geste déclamatoire:
– Fille ingrate! Fille dénaturée! Le chemin qu’ont pris mes bracelets et mes colliers, vous saurez l’apprendre à mes bagues! – Ce disant, d’un geste habile de sa main étendue, elle en fit tomber deux ou trois sur le tapis. Comme un chien affamé se jette sur un os, Isabelle s’en saisit.
– Partez, à présent: nous n’avons plus rien à nous dire, et je ne vous reconnais plus.
Puis ayant été prendre un éteignoir sur la table de nuit, elle en coiffa successivement chaque bougie du candélabre, et partit.
La pièce à présent paraissait sombre. Isabelle cependant s’était relevée; elle passait ses doigts sur ses tempes, rejetait en arrière ses boucles éparses et rajustait son chapeau. D’une secousse elle remonta son manteau qui avait un peu glissé de ses épaules, et se pencha vers Madame Floche pour lui dire adieu. Il me parut que la pauvre femme cherchait à lui parler, mais c’était d’une voix si faible que je ne pus rien distinguer. Isabelle sans rien dire pressa une des tremblantes mains de la vieille contre ses lèvres. Un instant après je m’élançais à sa poursuite dans le couloir.
Au moment de descendre l’escalier, un bruit de voix m’arrêta. Je reconnus celle de Mademoiselle Verdure qu’Isabelle avait déjà rejointe dans le vestibule, et je les aperçus toutes deux en me penchant par dessus la rampe. Olympe Verdure tenant une petite lanterne à la main.
– Tu vas partir sans l’embrasser? disait-elle, – et je compris qu’il s’agissait de Casimir. – Tu ne veux donc pas le voir?
– Non, Loly; je suis trop pressée. Il ne doit pas savoir que je suis venue.
Il y eut un silence, une pantomime que d’abord je ne compris pas bien. La lanterne s’agita projetant des ombres bondissantes. Mademoiselle Verdure s’avançant, Isabelle se reculant, toutes deux se déplacèrent de quelques pas; puis j’entendis:
– Si; si; en souvenir de moi. Je le gardais depuis longtemps. À présent que je suis vieille, qu’est-ce que je ferais de cela?
– Loly! Loly! Vous êtes ce que je laisse ici de meilleur.
Mademoiselle Verdure la pressait entre ses bras:
– Ah! pauvrette! comme elle est trempée!
– Mon manteau seulement… ce n’est rien. Laisse-moi partir vite.
– Prends un parapluie au moins.
– Il ne pleut plus.
– La lanterne.
– Qu’est-ce que j’en ferais? La voiture est tout près. Adieu.
– Allons! Adieu, ma pauvre enfant! Que Dieu te… le reste se perdit dans un sanglot. Mademoiselle Verdure resta quelques instants penchée dans la nuit, et une bouffée d’air humide monta du dehors dans la cage de l’escalier; puis, sur la porte refermée, je l’entendis pousser les verrous…
Je ne pouvais passer devant Mademoiselle Verdure. Gratien emportait chaque soir la clef de la porte de la cuisine. Une autre porte ouvrait de l’autre côté de la maison, par où facilement j’eusse pu sortir, mais c’était un détour énorme. Avant que je ne l’aie retrouvée, Isabelle aurait déjà rejoint sa voiture. Ah! si de ma fenêtre je l’appelais… Je courus à ma chambre. La lune était de nouveau recouverte; guettant un bruit de pas j’attendis un instant; un souffle puissant s’éleva et, tandis que Gratien rentrait par la cuisine, à travers la chuchotante agitation des arbres, j’entendis la voiture d’Isabelle de Saint-Auréol s’éloigner.
VII
Je m’étais mis fort en retard, et, sitôt de retour à Paris, s’emparèrent de moi mille soucis qui déroutèrent enfin mes pensées. La résolution que j’avais prise de retourner l’été suivant à la Quartfourche tempérait mes regrets de n’avoir su pousser plus loin une aventure que je commençais d’oublier lorsque, vers la fin de janvier, je reçus un double faire-part. Les époux Floche avaient tous deux exhalé vers Dieu leur âme tremblante et douce, à quelques jours d’intervalle. Je reconnus sur l’enveloppe du faire-part l’écriture de Mademoiselle Verdure; mais c’est à Casimir que j’envoyai l’expression banale de mes regrets et de ma sympathie. Deux semaines après je reçus cette lettre:
Mon cher Monsieur Gérard,
(L’enfant n’avait jamais pu se décider à m’appeler par mon nom de famille.
– Comment vous appelez-vous, vous? m’avait-il demandé dans une promenade, précisément le jour où j’avais commencé à le tutoyer.
– Mais tu le sais bien, Casimir, je m’appelle Monsieur Lacase.
– Non; pas ce nom-là, l’autre? réclamait-il.)
Vous êtes bien bon de m’avoir écrit, et votre lettre a été bien bonne parce qu’à présent la Quartfourche est bien triste. Ma grand-maman avait eu jeudi une attaque et ne pouvait plus quitter sa chambre; alors maman est revenue à la Quartfourche et l’abbé est parti parce qu’il avait été curé du Breuil. C’est après ça que mon oncle et ma tante sont morts. D’abord mon oncle est mort, qui vous aimait bien, et puis dimanche après ma tante qui a été malade trois jours. Maman n’était plus là. J’étais tout seul avec Loly et Delphine, la femme de Gratien, qui m’aime bien; et ça été très triste parce que ma tante ne voulait pas me quitter. Mais il a bien fallu. Alors maintenant je couche dans la chambre à côté de Delphine, parce que Loly a été rappelée dans l’Orne par son frère. Gratien aussi est très bon pour moi. Il m’a montré à faire des boutures et des greffes, ce qui est très amusant, et puis j’aide à abattre les arbres.