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– Et c’est aussi le jardinier; car ses fonctions de cocher ne l’occupent guère.

– Il m’a dit en effet que la calèche ne sortait pas souvent.

– Chaque fois qu’elle sort c’est un événement historique. D’ailleurs Monsieur de Saint-Auréol n’a depuis longtemps plus d’écurie; dans les grandes occasions, comme ce soir, on emprunte le cheval du fermier.

– Monsieur de Saint-Auréol? répétai-je, surpris.

– Oui, dit-il, je sais que c’est Monsieur Floche que vous venez voir; mais la Quartfourche appartient à son beau-frère. Demain vous aurez l’honneur d’être présenté à Monsieur et à Madame de Saint-Auréol.

– Et qui est Monsieur Casimir? dont je ne sais qu’une chose, c’est qu’il prend du racahout le matin.

– Leur petit-fils et mon élève. Dieu me permet de l’instruire depuis trois ans. Il avait dit ces mots en fermant les yeux et avec une componction modeste, comme s’il s’était agi d’un prince du sang.

– Ses parents ne sont pas ici? demandai-je.

– En voyage. Il serra les lèvres fortement puis reprit aussitôt:

– Je sais, Monsieur, quelles nobles et saintes études vous amènent…

– Oh! ne vous exagérez pas leur sainteté, interrompis-je aussitôt en riant, c’est en historien seulement qu’elles m’occupent.

– N’importe, fit-il, écartant de la main toute pensée désobligeante; l’histoire a bien aussi ses droits. Vous trouverez en Monsieur Floche le plus aimable et le plus sûr des guides.

– C’est ce que m’affirmait mon maître, Monsieur Desnos.

– Ah! Vous êtes élève d’Albert Desnos? Il serra les lèvres de nouveau. J’eus l’imprudence de demander:

– Vous avez suivi de ses cours?

– Non! fit-il rudement. Ce que je sais de lui m’a mis en garde… C’est un aventurier de la pensée. À votre âge on est assez facilement séduit par ce qui sort de l’ordinaire… Et, comme je ne répondais rien: – Ses théories ont d’abord pris quelque ascendant sur la jeunesse; mais on en revient déjà, m’a-t-on dit.

J’étais beaucoup moins désireux de discuter que de dormir. Voyant qu’il n’obtiendrait pas de réplique:

– Monsieur Floche vous sera de conseil plus tranquille, reprit-il; puis, devant un bâillement que je ne dissimulai point:

– Il se fait assez tard: demain, si vous le permettez, nous trouverons loisir pour reprendre cet entretien. Après ce voyage vous devez être fatigué.

– Je vous avoue, Monsieur l’abbé, que je croule de sommeil.

Dès qu’il m’eut quitté, je relevai les bûches du foyer, j’ouvris la fenêtre toute grande, repoussant les volets de bois. Un grand souffle obscur et mouillé vint incliner la flamme de ma bougie, que j’éteignis pour contempler la nuit. Ma chambre ouvrait sur le parc, mais non sur le devant de la maison comme celles du grand couloir qui devaient sans doute jouir d’une vue plus étendue; mon regard était aussitôt arrêté par des arbres; au-dessus d’eux, à peine restait-il la place d’un peu de ciel où le croissant venait d’apparaître, recouvert par les nuages presque aussitôt. Il avait plu de nouveau; les branches larmoyaient encore…

– Voici qui n’invite guère à la fête, pensai-je, en refermant fenêtre et volets. Cette minute de contemplation m’avait transi, et l’âme encore plus que la chair; je rabattis les bûches, ranimai le feu, et fus heureux de trouver dans mon lit une cruche d’eau chaude, que sans doute l’attentionnée Mademoiselle Verdure y avait glissée.

Au bout d’un instant je m’avisai que j’avais oublié de mettre à la porte mes chaussures. Je me relevai et sortis un instant dans le couloir; à l’autre extrémité de la maison, je vis passer Mademoiselle Verdure. Sa chambre était au-dessus de la mienne, comme me l’indiqua son pas lourd qui, peu de temps après, commença d’ébranler le plafond. Puis il se fit un grand silence et, tandis que je plongeais dans le sommeil, la maison leva l’ancre pour la traversée de la nuit.

II

Je fus réveillé d’assez bon matin par les bruits de la cuisine dont une porte ouvrait précisément sous ma fenêtre. En poussant mes volets j’eus la joie de voir un ciel à peu près pur; le jardin, mal ressuyé d’une récente averse, brillait; l’air était bleuissant. J’allais refermer ma fenêtre, lorsque je vis sortir du potager et accourir vers la cuisine un grand enfant, d’âge incertain car son visage marquait trois ou quatre ans de plus que son corps; tout contrefait, il portait de guingois: ses jambes torses lui donnaient une allure extraordinaire: il avançait obliquement, ou plutôt procédait par bonds, comme si, à marcher pas à pas, ses pieds eussent dû s’entraver… C’était évidemment l’élève de l’abbé, Casimir. Un énorme chien de Terre-Neuve gambadait à ses côtés, sautait de conserve avec lui, lui faisait fête; l’enfant se défendait tant bien que mal contre sa bousculante exubérance; mais au moment qu’il allait atteindre la cuisine, culbuté par le chien, soudain je le vis rouler dans la boue. Une maritorne épaisse s’élança, et tandis qu’elle relevait l’enfant:

– Ah ben! vous v’la beau! Si c’est Dieu permis de s’met’ dans des états pareils! On vous l’a pourtant répété bien des fois d’quitter l’Terno dans la remise!… Allons! v’nez-vous en par ici qu’on vous essuie…

Elle l’entraîna dans la cuisine. À ce moment j’entendis frapper à ma porte; une femme de chambre m’apportait de l’eau chaude pour ma toilette. Un quart d’heure après, la cloche sonna pour le déjeuner.

Comme j’entrais dans la salle à manger:

– Madame Floche, je crois que voici notre aimable hôte, dit l’abbé en s’avançant à ma rencontre.

Madame Floche s’était levée de sa chaise, mais ne paraissait pas plus grande debout qu’assise; je m’inclinai profondément devant elle; elle m’honora d’un petit plongeon brusque; elle avait dû recevoir à un certain âge quelque formidable événement sur la tête; celle-ci en était restée irrémédiablement enfoncée entre les épaules; et même un peu de travers. Monsieur Floche s’était mis tout à côté d’elle pour me tendre la main. Les deux petits vieux étaient exactement de même taille, de même habit, paraissaient de même âge, de même chair… Durant quelques instants nous échangeâmes des compliments vagues, parlant tous les trois à la fois. Puis, il y eut un noble silence, et Mademoiselle Verdure arriva portant la théière.

– Mademoiselle Olympe, dit enfin Madame Floche, qui, ne pouvant tourner la tête, s’adressait à vous de tout le buste. – Mademoiselle Olympe, notre amie, s’inquiétait beaucoup de savoir si vous aviez bien dormi et si le lit était à votre convenance.

Je protestai que j’y avais reposé on ne pouvait mieux et que la cruche chaude que j’y avais trouvée en me couchant m’avait fait tout le bien du monde.

Mademoiselle Verdure, après m’avoir souhaité le bonjour, ressortit.

– Et, le matin, les bruits de la cuisine ne vous ont pas trop incommodé?

Je renouvelai mes protestations.

– Il faut vous plaindre, je vous en prie, parce que rien ne serait plus aisé que de vous préparer une autre chambre…

Monsieur Floche, sans rien dire lui-même, hochait la tête obliquement et, d’un sourire, faisait sien chaque propos de sa femme.

– Je vois bien, dis-je, que la maison est très vaste; mais je vous certifie que je ne saurais être installé plus agréablement.