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«Au nom de la République, vous reconnaîtrez le lieutenant Castagnette pour capitaine dans votre régiment!»

En entendant ces mots, notre héros devint pâle et tremblant comme une jeune fille qui va pour la première fois à confesse. Il dut descendre de chevaclass="underline" ce fut le plus beau jour de sa vie.

VI

PESTE DE JAFFA

1799

C’est à l’hôpital de Jaffa que nous retrouvons le brave Castagnette. La peste fait d’effroyables ravages; l’armée est décimée par cet épouvantable fléau, qui semble prendre à tâche de venger les Turcs. Où la mitraille a été impuissante, la peste triomphe; invisible ennemie, elle frappe de tous les côtés à la fois. C’est un spectacle navrant que celui de ce trop célèbre hôpital de Jaffa, et il faut avoir plus que du courage pour y entrer.

Bonaparte cependant, accompagné des généraux Bessières et Berthier, de l’ordonnateur Daure et du médecin en chef Desgenettes, parle aux plus malades et touche leurs plaies pour les encourager.

Il aperçoit Castagnette et s’approche de lui.

«Ah ça, mon pauvre garçon, je te trouverai donc dans toutes les ambulances? Tu me parais gravement atteint.

— Ma foi, mon général, je crois bien, en effet, que j’ai mon compte cette fois-ci. C’est triste, tout de même, d’avoir semé ses membres un peu partout sur les champs de bataille, et de mourir à l’hospice comme un bourgeois.

— Desgenettes, dit Bonaparte au médecin en chef, qui se tenait près de lui, faites tout ce que vous pourrez pour sauver cet homme: c’est un de nos plus braves officiers, et je tiens à lui. Vous m’entendez!» Et Bonaparte passa après avoir serré la main du pestiféré. Une heure après, Desgenettes revint auprès de Castagnette et lui dit:

«Je ne dois pas vous dissimuler, mon brave, que vous n’avez plus que peu d’instants à vivre. Il vous reste à peine une chance d’être sauvé, et encore faudrait-il vous faire une opération qui n’a jamais été faite et qui ferait reculer les plus intrépides.

— De quoi donc s’agit-il?

— De vous changer l’estomac.

— Ce n’est que cela? Allez-у, docteur: le coquin m’a trop fait souffrir pour que je tienne à lui.

— Eh bien, nous allons rire», reprit Desgenettes en sortant sa trousse et en appelant ses aides.

Castagnette ne broncha pas, et c’est en sifflant la Marseillaise qu’il reçut le premier coup de bistouri. Une heure après, il avait l’estomac doublé de cuir; il était sauvé!

VII

RETOUR DE BONAPARTE EN FRANCE

1799

(17 vendémiaire an VIII; 18 brumaire)

Le 22 août, Bonaparte annonça à l’armée, par une proclamation, qu’il retournait en France et qu’il laissait le commandement au général Kléber. La consternation de Castagnette fut grande en apprenant le départ de son héros favori; il lui semblait que la France était perdue pour lui; aussi demanda-t-il à l’accompagner, prétextant l’état de sa santé altérée par tant de graves blessures. Bonaparte y consentit.

Pendant la traversée, notre ami trouva moyen de bénir une fois de plus la Providence.

«Décidément, — se disait-il en regardant ses compagnons de route tous fort éprouvés par le roulis, — j’ai une chance sans égale. Pendant mon premier voyage j’ai souffert tout le temps du mal de mer; grâce à mon estomac de cuir, m’en voilà pour toujours affranchi. Si les voyageurs savaient à quel point c’est commode d’être doublé de la sorte, ils ne se mettraient jamais en route sans avoir pris cette précaution.»

Le 9 octobre (17 vendémiaire an VIII), la flottille qui les ramenait en France mouillait à Fréjus, après un voyage de quarante et un jours sur une mer couverte de vaisseaux ennemis. Le 16, Castagnette arrivait à Paris, après avoir assisté aux réceptions triomphales faites à son général, à Aix, à Avignon, à Valence et surtout à Lyon. Partout le visage resplendissant de notre capitaine appelait sur lui l’admiration générale, et plusieurs fois Berthier, chef d’état-major du triomphateur, ne put s’empêcher d’être un peu jaloux de l’accueil fait à son inférieur.

Bonaparte trouva, en arrivant à Paris, les masses enthousiastes et le gouvernement hostile. Il résolut de reprendre la vie retirée qu’il avait adoptée déjà après le siège de Toulon et à la suite du traité de Campo-Formio. Il ne voyait que des savants et quelques intimes dévoués corps et âme à sa personne, parmi lesquels se trouvait en première ligne notre ami Castagnette.

Le pauvre capitaine se consacrait tout entier à celui dans lequel il voyait déjà le futur maître du monde. Aucun sacrifice ne lui coûtait pour assurer l’avènement de son héros; il mettait tant de discrète insistance à offrir ses services, qu’il semblait être l’obligé de celui qu’il obligeait. Il n’était cependant pas riche, notre brave ami. Il vendit l’une après l’autre toutes les perles de sa mâchoire, et les remplaça par des perles et des pierres fausses. Quand Bonaparte l’interrogeait sur ces ressources inconnues, Castagnette parlait d’envois d’argent que lui faisait sa famille, lorsque c’était, au contraire, lui qui la soutenait à force d’économies et de privations. Il assista ainsi aux grands événements qui préparaient l’Empire, apportant son grain de sable à l’édifice que construisait Bonaparte.

Le 18 brumaire, lorsque à la tête des grenadiers Murat fit évacuer la salle des Cinq-Cents, il l’accompagnait et reçut dans l’estomac, en couvrant Bonaparte de son corps, un coup de poignard si violent, qu’il retrouva le soir, en se couchant, la lame brisée dans son gilet.

Notre ami n’éprouva rien d’abord qu’un peu de suffocation; mais, petit à petit, l’air lui manqua davantage, il se sentit envahir par le froid, un sifflement prolongé se fit entendre: le malheureux avait une fuite dans l’estomac.

Un autre eût perdu la tête, mais Castagnette ne la perdait pas pour si peu. Il prit son mouchoir et l’introduisit dans la blessure pour empêcher l’air de sortir, puis il se rendit chez un cordonnier de ses amis, à l’enseigne de la Botte secrète; il choisit un morceau de peau de chevreau couleur col de nymphe émue, ce qui était la nuance la plus à la mode à cette époque, et le fit coudre sur la plaie. Combien il bénit Desgenettes en se sentant complètement soulagé! Il ne souffrit de cette blessure que plus tard, en vieillissant, lorsque le temps était orageux.

Quelques mois après seulement, Bonaparte, devenu consul, apprit les sacrifices que Castagnette s’était imposés pour lui et le dévouement dont il avait fait preuve, et qui avait failli lui coûter la vie.

«Comment se fait-il, mon brave, que tu ne m’aies jamais rien demandé? De toutes parts j’escompte des dévouements qui se font payer fort cher, tandis que tu m’as livré ton sang et tes faibles ressources sans jamais rien paraître désirer.

— C’est que, voyez-vous, mon général, vous êtes un dieu pour moi, et que je trouve tout simpie de payer les frais du culte. Une poignée de main de vous me rend plus heureux que tous les grades et les titres. Et puis, vous auriez là un beau colonel, ma foi! Me voyez-vous à la tête d’un régiment avec mon masque et mes jambes de bois?

— Enfin ne puis-je donc rien te promettre?

— Oh! si fait, mon général; vous pouvez même me rendre bien heureux. Promettez-moi de ne jamais me rayer des cadres de l’armée active, quelque impotent que je devienne. Permettez au pauvre capitaine Castagnette d’aller se faire tuer pour vous sur un champ de bataille. Retirez-moi mes épaulettes si je ne suis plus en état de commander, mais laissez-moi toujours vous suivre, non pas dans les palais qui vont devenir vos habitations ordinaires, mais sur les champs de bataille, où je vous serai toujours bon à quelque chose, ne fût-ce qu’en recevant une balle qui vous aurait enlevé un serviteur plus ingambe et plus utile que votre pauvre Castagnette.»