Bonaparte se sentit ému, et quitta notre ami en se demandant s’il y aurait quelque chose d’impossible à celui qui gouvernerait de tels hommes.
VIII
DE MARENGO A FRIEDLAND
14 juin 1800;
14 juin 1807
C’est triste à dire, mes enfants, mais Bonaparte ne revit plus son ami des mauvais jours que lorsque les mauvais jours revinrent; non qu’il fût oublieux, mais il était absorbé par les soins de son gouvernement. Plus il devenait puissant, plus Castagnette se tenait à l’écart.
Le 2 décembre 1804, la double cérémonie du sacre et du couronnement de l’empereur Napoléon eut lieu à Notre-Dame. En dépit du froid le plus rigoureux, Castagnette tint à assister au défilé du cortège. La foule houleuse renversa le brave officier. Un de ses deux genoux de bois en fut endommagé. «Il est dit que nous aurons toujours un sort pareil, murmurait-il en se relevant. Tandis que l’on couronne le jeune aiglon, le capitaine est couronné comme un vieux cheval. A chacun selon ses mérites.»
Notre ami se distingua à Marengo, à Hohenlinden, à Ulm, où il eut un cheval tué sous lui. La veille de la bataille d’Austerlitz, c’est lui qui prépara incognito à son ancien ami la réception devenue fameuse que lui firent les grenadiers de la garde, et qui alluma le premier des feux de paille qui éclairèrent cette promenade triomphale.
A Austerlitz il fit des prodiges de valeur; mais ses ennemis mourants connaissaient seuls ses hauts faits, dont il eût trouvé indigne de lui de se faire le narrateur. Partout, à Iéna, à Eyiau, à Friedland, il fit la guerre en chasseur, pour satisfaire une passion.
IX
HISTOIRE DE L’HOMME A LA TÊTE DE BOIS
Il faut que je vous conte, mes enfants, à quoi Barnabé Castagnette, dit l’Homme à la tête de bois, dut le surnom sous lequel il devint si populaire.
«Ah ça, mon oncle! lui dit un jour le capitaine, vous maigrissez à vue d’oeil; vous avez la mine et la tristesse du coucou; si cela continue, vous deviendrez étique. Il faut que vous me disiez la cause de ce changement-là.
— C’est des bêtises que tu ne comprendrais pas.
— Des bêtises ne peuvent pas démolir un homme comme cela. Est-ce parce que vous n’êtes encore que sergent, après tant d’actions d’éclat?
— Je n’ai fait que mon devoir; ne parlons pas de cela.
— Sont-се vos blessures qui vous font souffrir?
— Est-ce que je m’occupe de si peu de chose? Non. Mais, puisque tu veux que je te dise la vérité, la voilà: j’ai demandé la main d’une jeunesse qui ne veut pas de moi, sous prétexte que j’ai six coups de sabre sur la figure, et qu’on ne sait plus trop distinguer comment j’avais le nez fait.
— Mais c’est glorieux, ça, cependant.
— C’est possible, mais ça n’est pas joli, à ce qu’il paraît. De plus, elle m’a dit qu’elle ne voulait épouser qu’un blond, et mes cheveux sont gris comme la queue de mon cheval.»
Castagnette devint tout pensif en entendant le récit des chagrins de son oncle. Il l’aimait beaucoup, et aucun sacrifice ne lui eût coûté pour assurer son bonheur; aussi un matin il alla trouver Desgenettes et lui dit:
«Docteur, vous qui m’avez si bien remis à neuf, est-ce que vous ne pourriez pas un peu rafistoler mon oncle?
— Qu’est-ce qu’il a, ton oncle?
— Six coups de sabre sur la figure, un œil crevé et les cheveux gris.
— Eh bien?
— Il voudrait n’avoir que vingt-cinq ans, les cheveux blonds, les lèvres roses et de petites moustaches en croc, histoire d’épouser une jeunesse qui le trouve trop laid pour le quart d’heure.
— Ce que tu me demandes est difficile, mais j’ai fait plus fort que cela. Seulement je ne sais vraiment pas pour qui tu me prends, en m’offrant de raccommoder ton oncle. Est-ce que tu crois que je travaille dans le vieux comme un savetier? Je ne fais que du neuf, entends-tu bien? Dis à ton oncle que je puis lui changer la tête; quant à la remettre à neuf, ce n’est pas mon affaire.
— Ce sera-t-il très cher?
— Cela dépend. Dis-lui qu’en argent cela reviendra bien à six mille francs; c’est coûteux et c’est lourd. Je lui conseillerais plutôt le buis: pour cinq cents francs on peut avoir une tête très présentable, avec les cheveux en soie, les yeux en émail et les dents en hippopotame.
— Les cheveux seront blonds?
— S’il y tient.
— Il y aura de petites moustaches?
— En croc.
— Il aura l’air d’avoir vingt-cinq ans?
— Quatorze, s’il préfère; c’est le même prix.
— Eh bien, préparez-lui une tête pour jeudi prochain. Je vous l’amènerai. Soignez cela comme pour moi.
— N’aie donc pas peur!»
Castagnette tout joyeux alla, en sortant de chez Desgenettes, trouver un orfèvre, qui lui acheta son œil droit cinq cents francs, et qui lui fournit un faux saphir pour le remplacer; puis il alla trouver son oncle:
«Vous pouvez engraisser, mon oncle: vous épouserez votre particulière.
— Comment cela?
— Dans huit jours vous aurez vingt-cinq ans!
— Tu veux dire cinquante-cinq.
— Je veux dire ce que je dis; et, de plus, vous aurez les cheveux blonds.
— Blonds!
— Avec de petites moustaches en croc et les lèvres roses. Seulement il faut vous laisser couper la tête.
— Oh! oh! cela mérite réflexion.
— Votre tête est commandée, et à jeudi la pose.»
En effet, le jeudi suivant, l’oncle et le neveu se rendirent chez Desgenettes à l’hieure indiquée. La tête était sur la cheminée, souriante et couverte d’une forêt de cheveux blonds à faire envie à une Suédoise. Barnabé, qui hésitait un peu en se rendant chez le chirurgien, n’y tint plus à la vue d’un pareil chef-d’œuvre.
«Quoi! cette tête pourrait être la mienne?
— A tout jamais.
— Vite, docteur, faites-moi l’extraction de cette horreur que j’ai sur les épaules; il me tarde de n’avoir que vingt-cinq ans.»
N’espérez pas, mes enfants, que je vous fasse la description de l’opération chirurgicale que Barnabé eut à subir; elle fut d’ailleurs si vite terminée, que le patient s’en aperçut à peine: le temps de scier le crâne, d’en enlever le sommet comme un couvercle d’un vol-auvent, d’en prendre la cervelle avec une cuiller et de la reporter dans la tête nouvelle, de couper le cou, de remplacer la tête par celle de buis, de coudre le tout, de mettre un clou d’argent par-ci, un clou d’argent par-là; ce fut moins long à faire qu’à raconter.
Quand Barnabé se regarda dans la glace, il jeta un cri d’admiration.
«Pas d’imprudence! lui dit le docteur: portez un cache-nez pendant huit jours, ou, sans cela, vous auriez d’affreux maux de gorge et des rages de dents.»
Un mois après, Barnabé épousait celle qu’il aimait, et Castagnette, enrubanné comme un mât de cocagne, disait à sa nouvelle tante:
«N’allez pas lui faire perdre la tête de nouveau! on ne réussit pas toujours des opérations comme celle-là.»
X
ESSLING ET WAGRAM
22 mai et 6 juillet 1809
A Essiing, le second jour, au lever du soleil, l’archiduc Charles dirige les efforts désespérés des masses autrichiennes. Les Français résistent à ces forces, infiniment supérieures en nombre, avec autant de fermeté et d’intrépidité que la veille. Napoléon prend l’offensive et enfonce le centre de la ligne ennemie. Le généralissime autrichien saisit le drapeau du régiment de Zach, et s’élance dans la mêlée pour ramener ses troupes au combat. Castagnette le voit, il se jette sur lui comme un lion, et finit, après avoir lutté seul contre dix, par enlever le drapeau. Que croyez-vous qu’il en fit, mes enfants? Vous auriez, à sa place, crié victoire, et vous l’auriez porté à l’Empereur, fier de renouer ainsi connaissance sur le champ de bataille avec un ancien ami devenu le maître du monde. Notre capitaine, lui, n’agit pas ainsi.