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Son oncle (la fameuse tête de bois) combattait à ses côtés. Le pauvre homme n’avait pas eu de chance; malgré son courage, il n’était encore que sergent. Castagnette lui donna son drapeau et lui dit:

«Tenez, mon oncle, vous êtes marié, père de famille, vous avez besoin d’avancement; moi, je suis garçon et je n’ai pas d’ambition; prenez ce drapeau, portez-le à l’Empereur, vous reviendrez avec l’épaulette, et ça flattera joliment ma tante d’avoir un mari officier.»

N’est-ce pas une noble action? et combien d’entre vous auraient agi ainsi?

A Wagram, son cheval l’emporte au milieu des rangs ennemis; il se trouve un moment seul et désarmé au centre des masses autrichiennes. Un coup de sabre lui déchire les entrailles sans lui faire de mal; une balle s’aplatit sur sa joue droite et lui enlève une oreille.

«Ah! brigands, s’écrie Castagnette furieux, vous en voulez à mes oreilles, vous abîmez mon visage d’honneur et déchirez de superbes boyaux de cuir verni, présent de mon ami Desgenettes… Cela ne se passera pas comme cela.»

Il défait une de ses jambes de bois; elle devient dans sa main une arme terrible, et il rentre dans les rangs avec trois prisonniers.

XI

RETRAITE DE MOSCOU

PASSAGE DE LA BÉRÉSINA

KOWNO

21 octobre 1812;

29 novembre 1812

La fatale année 1812 arrivée, nous retrouvons notre héros sur les bords de la Bérésina.

Comme il ne lui restait qu’un bras, la poitrine et la cervelle, il avait fait le commencement de la campagne sans trop souffrir du froid.

Tandis que ses camarades avaient les pieds gelés, il bénissait ses jambes de bois; tandis que des milliers de martyrs mouraient de faim ou de maladie, il bénissait son estomac de cuir. Mais il lui arriva un grand malheur: son cheval fut emporté au gué de Stoudziancka, et il dut continuer sa route à pied.

Alors les forces lui manquèrent; il suivit quelque temps l’armée, mais il se trouva bientôt avec les traînards. Une dizaine de mutilés formèrent une triste arrière-garde: l’avant-garde de la mort.

Ils essayèrent quelque temps de suivre les traces de leurs compagnons plus heureux, mais sans succès; ils tombèrent un à un sur la neige qui allait les recouvrir, et ceux qui continuaient leur route, les voyant de loin devenir la proie des loups, frissonnaient en pensant que c’était là le sort qui les attendait.

Castagnette se trouva seul à son tour dans ce désert glacé, sans force pour suivre son chemin, sans espoir d’être secouru, ne demandant plus à Dieu qu’une mort rapide. Il tomba dans la neige, et bientôt les corbeaux, ces cosaques de l’air, vinrent voleter autour de lui. Il fit tous ses efforts pour se relever; mais le froid l’envahit tout entier et il eut bientôt perdu toute sensibilité.

Des oiseaux de proie vinrent en tournoyant se poser sur lui, comptant faire un bon repas. Quel ne fut pas leur désappointement en trouvant un visage d’argent, des jambes de bois et un estomac de cuir!

Une bande de cosaques, voyant de loin cette nuée de corbeaux s’abattre sur le sol, devina la présence d’un corps à dépouiller.

Ils arrivèrent au galop et entourèrent notre pauvre capitaine, après avoir chassé leurs rivaux ailés à coups de lance.

On lui prit d’abord ses armes; puis, comme il était couché la face contre terre, on le retourna pour s’assurer qu’il n’y avait pas autre chose à lui dérober.

Quelles ne furent pas la surprise et la joie de nos pillards en voyant son visage d’argent enrichi de pierreries!

Chacun voulant avoir un aussi riche butin, une dispute s’ensuivit, des coups s’échangèrent et prirent un tel caractère d’acharnement que, lorsqu’ils cessèrent, il ne restait plus qu’un seul cosaque vivant.

Celui-ci se jeta aussitôt sur sa proie; mais le visage tenait ferme, et il dut, pour s’en emparer, faire de tels efforts, qu’il tordit tant soit peu le cou de notre héros. Je vous assure, mes enfants, que tout autre que Castagnette eût succombé à une pareille épreuve.

Le cosaque remonta alors à cheval et s’éloigna au galop, laissant le malheureux officier, plus mutilé que jamais, enseveli sous les cadavres de ceux qui s’étaient battus pour le dévisager.

Cette couverture humaine rappela peu à peu la chaleur dans son corps; la douleur que lui causait l’opération qu’il venait de subir le réveilla complètement. Il regarda autour de lui, et, en se rappelant l’horrible situation dans laquelle il se trouvait, il regretta de n’être pas mort. Il ne s’expliqua pas la présence de ces cadavres ennemis qui l’entouraient; il voulut se lever pour prendre à son tour les vêtements de ceux qui avaient voulu le dépouiller; mais quelle ne fut pas sa surprise, en voulant avancer, de reculer malgré lui; en voulant essuyer son visage, de passer les doigts dans ses cheveux! Il ressentit des picotements à la gorge, il y porta la main et comprit tout.

Vous ne serez pas étonnés, mes enfants, si, par cinquante degrés de froid, un cou tordu reste tordu. Ce n’est qu’au printemps suivant, au moment du dégel, que le cou de notre héros reprit sa position première.

«Allons, se dit Castagnette résigné, ma pauvre tête a l’air d’être posée sur la pointe d’un tire-bouchon: c’est laid, mais, comme tout en ce monde, cela a son bon côté. Gare à ceux qui me poursuivront! je les défie bien maintenant de me surprendre.»

Il prit les effets les plus chauds des cosaques morts près de lui, et, sa toilette terminée, il avait tout à fait l’air d’un kalmouck. Deux chevaux étaient restés près des cadavres de leurs maîtres, il en prit un pour son usage et tua l’autre pour son repas. Pauvre Castagnette! vous voyez, mes enfants, à quoi il en était réduit.

Il voulut s’élancer à cheval comme à son ordinaire, mais il se trouva le visage du côté de la croupe, ce qui l’obligea à monter à cheval à l’envers pour se retrouver à l’endroit.

Grâce à son costume, il traversa l’armée russe sans accidents. Lorsqu’on lui adressait la parole, il montrait son oreille emportée pour faire comprendre qu’il était sourd, et son visage mutilé pour indiquer qu’il était muet.

Arrivé près de la frontière polonaise, il entra, un soir; dans une cabane pour demander à souper. Un cosaque était déjà assis auprès du feu, attablé devant un excellent repas. Quand il s’agit de le payer, Castagnette lui vit remettre à son hôtesse une perle fine.

«Oh! oh! voilà qui mérite attention, se dit-il. Cette perle n’aurait-elle pas habité ma mâchoire, et ce brigand ne serait-il pas mon voleur?»

Le capitaine laissa son souper inachevé en voyant partir le cosaque, et lui offrit de faire la route avec lui. L’offre fut acceptée et tous deux se mirent en chemin.

«J’ai bien envie de l’assommer, se disait Castagnette; il se peut que le drôle ne soit pas mon voleur, mais, dans tous les cas, c’est un de nos pillards, et la mort sera la première chose qu’il n’aura pas volée.»

Castagnette ralentit un peu l’allure de son cheval, et se trouvant à trois pas en arrière de son compagnon de voyage, il prit une hache qu’il avait trouvée pendue à l’arçon de sa selle, et vlan!., d’un seul coup il fendit le crâne du cosaque. Le malheureux tomba le nez sur le cou de sa monture, puis par terre. Castagnette se trouva aussi vite que lui à bas de son cheval. Fouiller sa victime ne fut pour lui que l’affaire d’un moment, et sa joie fut bien grande en retrouvant son visage d’honneur, auquel il ne manquait encore que trois dents.