— Tu es vraiment un brave soldat. Quand tu seras hors de danger, viens me demander une épaulette, je te la donnerai.»
Trois mois après, Castagnette avait une épaulette d’argent de plus, mais un œil, un bras et deux jambes de moins.
IV
PAQUES VÉNITIENNES
Mai 1797
Lors des massacres de Vérone, Castagnette fut laissé pour mort sur la place. Quand on le releva, au bout de quelques heures, on ne le reconnut qu’à ses jambes de bois. Un coup de sabre lui avait enlevé tout le visage; il ne lui restait plus rien ni du front, ni des yeux, ni du nez, ni des joues, ni des lèvres, ni du menton. Lorsque, au bout de quelques jours de soins, il se vit dans la glace, il ne put s’empêcher d’éclater de rire.
«Il faut avouer que j’ai une singulière figure, et vraiment voilà qui est fait pour moi. Le destin ne se lasse pas de me combler. Je louchais, on me crève un oeil; j’avais un rhumatisme dans l’épaule gauche, un boulet me coupe le bras; j’allais bouder au feu, et voilà que la mitraille, en m’enlevant les deux jambes, m’ôte les moyens de fuir, et, bon gré mal gré, fait de moi un héros; j’étais désolé de n’avoir que cinq pieds quatre pouces, et me voilà perché sur des échasses d’ordonnance qui font de moi un gaillard de six pieds; enfin mon nez était crochu, ma bouche était ridicule, mon menton était difforme, et voilà qu’un coup de sabre m’enlève tout cela à la fois. Je vais pouvoir me commander une tête suivant mes goûts et je n’aurai plus ma barbe à faire.»
Peu de temps après, Castagnette avait un visage de cire. Il n’avait plus que vingt ans, et partait pour l’Egypte.
V
CAMPAGNE D’EGYPTE
1798–1799
Pendant quelque temps, la fortune sembla vouloir abandonner le brave lieutenant; il ne reçut aucune blessure; mais, en traversant le désert, sa figure de cire fondit. C’est dans cet état que Bonaparte le rencontra.
«Est-ce toi, mon pauvre Castagnette? Comme te voilà fait!»
Le pauvre diable conta sa mésaventure à son général.
«Eh bien, si nous arrivons l’un et l’autre au Caire, je te donnerai de quoi t’acheter un visage d’argent.»
Le 25 juillet, l’armée faisait son entrée au Caire; le 26, Castagnette frappait à la porte du général Bonaparte.
«Mon général, je viens pour la tête que vous avez bien voulu me promettre.
— Tu l’auras et plus belle que tu ne penses; mais il faut le temps de la faire: dans quelques jours je te la remettrai.»
En effet.
Quinze jours après, le général Bonaparte passait une grande revue.
«Voilà un paroissien qui me fait l’effet d’oublier ses promesses, et mon visage est serré dans le sac aux oublis.»
Vous allez voir, mes enfants, si Castagnette se trompait.
Un roulement de tambours annonça que le général allait parler. Il y avait là dix mille hommes, et cependant on eût entendu éternuer une mouche. Bonaparte fit sortir le lieutenant des rangs, et là, en présence de tous ces braves, il lui dit:
«Lieutenant, vous avez trouvé moyen de vous faire remarquer par votre bravoure, et ce n’était pas chose facile, entouré comme vous l’étiez. Vos camarades, désirant vous donner une marque de leur affectueuse admiration, m’ont demandé de vous remettre en leur nom ce visage d’honneur, qui remplacera celui que le soleil d’Égypte vous a fait perdre. Approchez!»
Castagnette sentait ses jambes de bois trembler comme deux baguettes de tambour qui exécutent un roulement, et il serait tombé sur le nez, s’il en avait eu un et s’il n’avait pas été à cheval.
C’est au bruit des vivats de l’armée entière que le brave officier reçut un magnifique visage d’argent damasquiné. Sur le front étaient écrits ces mots:
A CASTAGNETTE, L’ARMÉE D’ÉGYPTE.
Les lèvres étaient de corail rosé, les yeux de saphir, le nez était parsemé de rubis, les dents étaient de belles perles fines, et sur les joues étaient inscrits en lettres d’or les noms des batailles dans lesquelles Castagnette s’était distingué.
Mais quelles ne furent pas sa surprise et son émotion lorsqu’il entendit un nouveau roulement de tambours, et qu’il vit son colonel s’avancer et prononcer ces mots d’une voix éclatante:
«Au nom de la République, vous reconnaîtrez le lieutenant Castagnette pour capitaine dans votre régiment!»
En entendant ces mots, notre héros devint pâle et tremblant comme une jeune fille qui va pour la première fois à confesse. Il dut descendre de chevaclass="underline" ce fut le plus beau jour de sa vie.
VI
PESTE DE JAFFA
1799
C’est à l’hôpital de Jaffa que nous retrouvons le brave Castagnette. La peste fait d’effroyables ravages; l’armée est décimée par cet épouvantable fléau, qui semble prendre à tâche de venger les Turcs. Où la mitraille a été impuissante, la peste triomphe; invisible ennemie, elle frappe de tous les côtés à la fois. C’est un spectacle navrant que celui de ce trop célèbre hôpital de Jaffa, et il faut avoir plus que du courage pour y entrer.
Bonaparte cependant, accompagné des généraux Bessières et Berthier, de l’ordonnateur Daure et du médecin en chef Desgenettes, parle aux plus malades et touche leurs plaies pour les encourager.
Il aperçoit Castagnette et s’approche de lui.
«Ah ça, mon pauvre garçon, je te trouverai donc dans toutes les ambulances? Tu me parais gravement atteint.
— Ma foi, mon général, je crois bien, en effet, que j’ai mon compte cette fois-ci. C’est triste, tout de même, d’avoir semé ses membres un peu partout sur les champs de bataille, et de mourir à l’hospice comme un bourgeois.
— Desgenettes, dit Bonaparte au médecin en chef, qui se tenait près de lui, faites tout ce que vous pourrez pour sauver cet homme: c’est un de nos plus braves officiers, et je tiens à lui. Vous m’entendez!» Et Bonaparte passa après avoir serré la main du pestiféré. Une heure après, Desgenettes revint auprès de Castagnette et lui dit:
«Je ne dois pas vous dissimuler, mon brave, que vous n’avez plus que peu d’instants à vivre. Il vous reste à peine une chance d’être sauvé, et encore faudrait-il vous faire une opération qui n’a jamais été faite et qui ferait reculer les plus intrépides.
— De quoi donc s’agit-il?
— De vous changer l’estomac.
— Ce n’est que cela? Allez-у, docteur: le coquin m’a trop fait souffrir pour que je tienne à lui.
— Eh bien, nous allons rire», reprit Desgenettes en sortant sa trousse et en appelant ses aides.
Castagnette ne broncha pas, et c’est en sifflant la Marseillaise qu’il reçut le premier coup de bistouri. Une heure après, il avait l’estomac doublé de cuir; il était sauvé!
VII
RETOUR DE BONAPARTE EN FRANCE
1799
(17 vendémiaire an VIII; 18 brumaire)
Le 22 août, Bonaparte annonça à l’armée, par une proclamation, qu’il retournait en France et qu’il laissait le commandement au général Kléber. La consternation de Castagnette fut grande en apprenant le départ de son héros favori; il lui semblait que la France était perdue pour lui; aussi demanda-t-il à l’accompagner, prétextant l’état de sa santé altérée par tant de graves blessures. Bonaparte y consentit.
Pendant la traversée, notre ami trouva moyen de bénir une fois de plus la Providence.
«Décidément, — se disait-il en regardant ses compagnons de route tous fort éprouvés par le roulis, — j’ai une chance sans égale. Pendant mon premier voyage j’ai souffert tout le temps du mal de mer; grâce à mon estomac de cuir, m’en voilà pour toujours affranchi. Si les voyageurs savaient à quel point c’est commode d’être doublé de la sorte, ils ne se mettraient jamais en route sans avoir pris cette précaution.»
Le 9 octobre (17 vendémiaire an VIII), la flottille qui les ramenait en France mouillait à Fréjus, après un voyage de quarante et un jours sur une mer couverte de vaisseaux ennemis. Le 16, Castagnette arrivait à Paris, après avoir assisté aux réceptions triomphales faites à son général, à Aix, à Avignon, à Valence et surtout à Lyon. Partout le visage resplendissant de notre capitaine appelait sur lui l’admiration générale, et plusieurs fois Berthier, chef d’état-major du triomphateur, ne put s’empêcher d’être un peu jaloux de l’accueil fait à son inférieur.
Bonaparte trouva, en arrivant à Paris, les masses enthousiastes et le gouvernement hostile. Il résolut de reprendre la vie retirée qu’il avait adoptée déjà après le siège de Toulon et à la suite du traité de Campo-Formio. Il ne voyait que des savants et quelques intimes dévoués corps et âme à sa personne, parmi lesquels se trouvait en première ligne notre ami Castagnette.
Le pauvre capitaine se consacrait tout entier à celui dans lequel il voyait déjà le futur maître du monde. Aucun sacrifice ne lui coûtait pour assurer l’avènement de son héros; il mettait tant de discrète insistance à offrir ses services, qu’il semblait être l’obligé de celui qu’il obligeait. Il n’était cependant pas riche, notre brave ami. Il vendit l’une après l’autre toutes les perles de sa mâchoire, et les remplaça par des perles et des pierres fausses. Quand Bonaparte l’interrogeait sur ces ressources inconnues, Castagnette parlait d’envois d’argent que lui faisait sa famille, lorsque c’était, au contraire, lui qui la soutenait à force d’économies et de privations. Il assista ainsi aux grands événements qui préparaient l’Empire, apportant son grain de sable à l’édifice que construisait Bonaparte.
Le 18 brumaire, lorsque à la tête des grenadiers Murat fit évacuer la salle des Cinq-Cents, il l’accompagnait et reçut dans l’estomac, en couvrant Bonaparte de son corps, un coup de poignard si violent, qu’il retrouva le soir, en se couchant, la lame brisée dans son gilet.
Notre ami n’éprouva rien d’abord qu’un peu de suffocation; mais, petit à petit, l’air lui manqua davantage, il se sentit envahir par le froid, un sifflement prolongé se fit entendre: le malheureux avait une fuite dans l’estomac.