Ces deux hommes étaient bien faits pour se comprendre.
C’est de Vincennes que ces glorieux débris de l’Empire suivirent les événements à la fois si héroïques et si tristes qui s’accomplirent en 1813 et 1814: la défection de la Prusse et de l’Autriche, la bataille de Lutzen (2 mai 1813), celle de Bautzen (20 mai), la mort du grand maréchal Duroc (22 mai 1813), la bataille de Leipsick (19 octobre 1813), la mort de Poniatowski (19 octobre 1813), la retraite d’Espagne, la capitulation de Dantzick et l’envoi, au mépris des termes de la capitulation, de ses vingt mille défenseurs en Sibérie; la défection de Murat, les batailles de Brienne (29 janvier 1814), Champaubert (10 février); les combats de Montereau, de Montmirail, de la Fère-Champenoise, la capitulation de Paris (30 mars 1814), et tant d’autres désastreuses victoires et glorieuses défaites.
XIII
VINGENNES
1814
Daumesnil vit l’étranger entourer sa forteresse.
«Ma foi, mon général, je crois que mon vœu le plus ardent va s’accomplir. Je ne suis bon à rien; tout ce qui se passe me met du noir dans l’âme, et j’ai toujours eu envie de savoir quelle impression ressent l’homme qui se trouve lancé à une centaine de pieds en l’air. Comme je ne pense pas que votre intention soit précisément de tirer le cordon à des braillards qui demandent aussi grossièrement qu’on leur ouvre, je viens vous demander… mais vous ne voudrez pas…
— Enfin parle, que veux-tu? reprit Daumesnil.
— Non, ce serait vous priver peut-être… et puis c’est trop indiscret.
— Tu désires mettre le feu aux poudres, n’est-ce pas?
— Général, vous avez lu dans mon cœur comme dans un livre. Pendant que vous ferez la causette avec ces enragés, laissez-en entrer le plus possible, et je vous promets d’entonner en leur honneur un morceau à grand orchestre qui dégourdira les moins ingambes: quelque chose comme un coup de tonnerre, avec accompagnement de Vésuves en éruption.»
Après un moment de pourparlers, Daumesnil céda à son ami le poste d’honneur qu’il s’était réservé.
Avant de s’y rendre, Castagnette voulut voir l’ennemi et monta sur les remparts.
«Eh! là-bas!., cria-t-il à un officier prussien qui s’agitait plus que les autres, que voulez-vous?
— Parbleu!., qu’on nous ouvre.
— Le ventre?
— Non, la porte.
— Ah! alors ce n’est pas ici; frappez à côté.
— Laisse-moi faire, dit à Castagnette Daumesnil qui venait de descendre; rends-toi à ton poste pendant que je vais recevoir le commissaire extraordinaire qui m’est envoyé par les alliés.»
Le commissaire fut introduit.
«Puis-je savoir, monsieur, ce qui vous amène, ainsi armés, sous les murs de Vincennes?
— Nous venons vous sommer de rendre la place, et, en cas de refus…
— Un refus, comment donc! Vous ne venez pas, je pense, sans un ordre écrit m’invitant à vous ouvrir mes portes?
— En effet, cet ordre, le voilà, et je suis heureux de voir que vous ne songez pas à résister.
— Il y a sans doute erreur, interrompit Daumesnil, et vous me donnez une pièce pour une autre; celle-ci ne me concerne pas. Cet ordre est signé: Alexandre et Frédéric-Guillaume, et je ne connais pas d’autre maître que l’empereur Napoléon Ier.
— Napoléon n’est plus empereur; l’usurpateur est en fuite; vous feignez de l’ignorer.
— Je l’ignore en effet, et, jusqu’à preuve du contraire, vous trouverez bon que je ne rende la place qu’à celui qui me l’a confiée.
— Nous vous ferons sauter, alors, prenez-y garde.
— Pardon, monsieur, reprit le général avec calme, mais vous me paraissez oublier que je suis encore ici chez moi, et qu’il appartient à moi seul d’en faire les honneurs. J’aurai donc le plaisir de vous faire sauter; je m’entends mieux que vous à cette besogne… Nous sauterons de compagnie, si vous le voulez bien.»
Cette proposition, dans la bouche du général Daumesnil, n’était pas une menace banale. Tout le monde connaissait le courage indomptable de celui qui avait été proclamé brave à Saint-Jean d’Acre; aussi un frisson parcourut-il la foule.
«Songez, général, reprit le commissaire extraordinaire, que toute résistance de votre part est inutile. Que nous sautions ou ne sautions pas, la France n’en est pas moins en notre pouvoir; que Vincennes soit debout ou en ruine, la cause que vous défendez n’en est pas moins perdue.
— Je vois que vous ne paraissez pas attacher une grande importance à ce que je me déshonore oui ou non; vous ne trouverez pas extraordinaire que je n’en fasse rien. Retournez auprès de vos maîtres, et ditesleur que je rendrai la place quand ils m’auront rendu la jambe qu’un de leurs boulets m’a enlevée à Wagram.»
Et, du bout de sa canne, Daumesnil montra la porte au parlementaire furieux.
Revenons à notre brave ami Castagnette qui était allé attendre les événements auprès de dix-huit cents milliers de poudre. Quelques forcenés s’étaient mis à la recherche des magasins pour s’en emparer; il entendit le flot populaire s’engouffrer dans les escaliers, rouler de marche en marche, et venir se heurter contre la porte.
«Allons, allons, voilà le moment venu; il s’agit de bien faire les choses. Tâchons d’amuser ces enfants pour laisser à la foule le temps d’entrer. „Que voulez-vous?“ cria le capitaine par le trou de la serrure.
En entendant cette voix qui leur indiquait que la porte était gardée, quelques badauds commencèrent à réfléchir, et remontèrent l’escalier avec plus d’empressement encore qu’ils ne l’avaient descendu».
«Nous venons au nom du gouvernement pour nous emparer des poudres.
— Eh bien! emparez-vous-en.
— Vous ne voulez pas ouvrir?
— Avez-vous un ordre du général commandant?
— Ouvrez, nous vous le remettrons.
— Camarades!.. cria Castagnette de sa voix la plus forte, pour faire croire qu’il n’était pas seul, à vos postes!.. préparez vos mèches, placez-vous à l’entrée de chaque caveau et n’oubliez pas que la patrie a les yeux sur vous!»
L’escalier se remplit de nouveaux fuyards; mais il restait là une trentaine d’hommes déterminés qui commencèrent à se servir de leviers pour forcer la porte du caveau.
«Si ce n’est pas désolant de penser qu’il y a des braves pour servir les plus mauvaises causes. Tâchons de gagner du temps; chaque minute m’amène une centaine de pratiques nouvelles et je veux mourir en grande compagnie.»
Un des gonds cédait déjà… Castagnette glissa une de ses jambes de bois sous la porte pour la consolider quelques minutes de plus; mais enfin, sous la pression formidable qu’il avait à soutenir, le panneau céda, brisant en tombant les deux jambes de notre brave capitaine.
Il lui était impossible de se relever, une de ses jambes avait deux pieds et l’autre sept pouces. Il se roula alors jusqu’à un monceau de poudre, s’y plongea comme dans un bain, et certain de réussir, il se mit à crier: «Vive l’Empereur!» comme s’il avait eu dix voix à lui tout seul.
Il fut bien vite entouré.
«N’approchez pas!., n’approchez pas… mille millions de cartouches! ou je vous renvoie au premier étage plus vite que vous n’en êtes descendus. Ah! vous voulez déshonorer de brave poudre française, en vous en servant contre des Français!.. Ça ne sera pas; c’est moi, le capitaine Castagnette, qui vous le dis, car vous allez finir avec elle.»
Cet être bizarre privé de bras et de jambes, ce tronc difforme, ce je ne sais quoi qui se démenait, présentant pour sa défense un tronçon de jambe de bois, fit reculer les plus résolus. N’était-ce pas un être fantastique qui se roulait ainsi dans l’obscurité, n’ayant d’humain que la voix, et disposant d’une force plus grande que celle du tonnerre?
Castagnette s’enfonça dans la poudre jusqu’au menton; sa pipe, qu’il tenait entre ses dents, projetait à chaque bouffée des lueurs étranges sur son masque d’argent couvert de pierreries; chaque aspiration, en ranimant le foyer de cette terrible pipe, faisait briller, comme une apparition de l’autre monde, cette tête de métal qui rentrait aussitôt dans l’obscurité. A cette vue, les plus braves sentirent leurs jambes trembler et leur langue se glacer.
«Je vous donne deux minutes pour crier: „Vive l’Empereur!“ Si l’un de vous hésite, je laisse tomber ma pipe, et…»
Trente formidables cris de: «Vive l’Empereur!» retentirent aussitôt, en dépit des langues paralysées; les plus troublés eux-mêmes retrouvèrent leurs jambes pour fuir, et ce n’est que lorsqu’ils furent bien loin de la forteresse qu’ils cessèrent leurs cris de: «Vive l’Empereur!»
Daumesnil rencontra les fuyards dans l’escalier; ce fut pour eux l’occasion de recevoir quelques coups de canne, dont ils n’avaient pas besoin cependant pour presser le pas. Après avoir congédié le commissaire extraordinaire, le général s’était rappelé les ordres donnés à Castagnette et il courait aussi vite que le lui permettait sa jambe de bois pour empêcher une catastrophe.
«Castagnette!.. arrête, Castagnette!.. c’est moi, Daumesnil… Où es-tu?
— Par ici, mon général. Vous arrivez à temps.
— Qu’est-ce que tu fais là?
— Je prends un bain de poudre pour ma santé. Quand vous êtes venu, j’allais le réchauffer en y laissant tomber ma pipe.
— Pas de bêtise!.. Tiens-la bien, au contraire. Lève-toi avec précaution et suis-moi.
— Je suis bien fâché de vous désobéir, mon général, mais cela m’est impossible, vu que j’ai les deux jambes cassées.»
Daumesnil, préoccupé, oublia un instant que Castagnette avait deux jambes de bois.
«Ils t’ont cassé les jambes, les brigands?.. Nous les leur ferons payer cher. Je vais t’envoyer un chirurgien.
— Si cela vous est égal, mon commandant, j’aimerais autant un menuisier. Un coup de rabot et quelques clous sur mes blessures me feraient le plus grand bien.»
Daumesnil rit de sa méprise, et, dix minutes plus tard, Castagnette, porté en triomphe, traversait les cours de la forteresse, salué par les vivats de la petite garnison.