Quelques minutes s’écoulent. Une fade odeur de cochon brûlé parvient jusqu’à mes narines. Moi je suis un super-olfactif ! Chez moi, l’odorat n’est pas comme chez la plupart de mes contemporains un sens mineur, atrophié sur les bords. Et je vais même vous dire plus, si vous avez peur de l’oublier, notez-le sur vos manchettes : la vie appartient à ceux qui ont du nez, vous ne pouvez pas dire le contraire !
Parfaitement. L’existence, ça ne se regarde pas, ça ne se bouffe pas : ça se renifle ! C’est pourquoi je suis contre les parfumeurs. Ils sabotent l’existence ; ils la brouillent ; ils la souillent avec leurs « Tierce à Cœur », leurs « À toute volée », leurs « Si j’osais » et autres poèmes odoriférants. J’ai horreur des parfums, je n’aime que les odeurs. Un parfum, c’est bête, ça pue, ça n’a pas d’âme : la preuve, tout le monde peut s’inonder du même. Les gonzesses, si elles le voulaient, pourraient s’embrigader dans les mêmes effluves. Elles pourraient puer pareil. C’est vertigineux quand on y songe. Sentir en chœur la même chose ! Quoi de plus désespérant, alors qu’il est si extraordinaire d’avoir chacun son odeur, même désagréable !
J’en suis là de mes cogitations lorsqu’un coup de sifflet de trident, — le Gros dixit —, me fait sursauter. Je me retourne et j’avise la trogne vultueuse de Bérurier aussi rayonnante qu’un projecteur de mille kilowatts.
— Tu peux venir ! lance mon éminent collaborateur, Môssieur aimerait te causer.
Diable de Béru. Il a le don de rendre loquaces les truands les plus endurcis. Sa force animale, son obstination imbécile impressionnent plus que toutes les menaces. Elles convainquent mieux que les raisonnements pertinents et les démonstrations au néon.
Je rejoins mes deux compagnons, dont l’un est franchement d’infortune.
— Vraiment, vous êtes décidé à parler ? demandé-je à Errare Humanumest.
— Oui.
— Puisque je te le disais, ronchonne le Gros. Seulement faut que ça soye cette vieille lope qui te le dise !
— Descends-le !
En maugréant de vagues imprécations dans lesquelles il me compare au sceptique St Thomas, Béru délie la corde après avoir piétiné son brasier pour l’éteindre. Le Pleurésien choit sur la mousse comme un sac de linge sale. Sale, il l’est. Ses cheveux blonds sont carbonisés. Il a des cloques rouges sur le crâne et sa figure est noircie par la fumaga.
— Écoutez, bourgeois, avertit le doux Béru, faudrait voir à voir de pas nous chambrer, hein ? Pasqu’alors vous comprendriez vot’ douleur, mon vieux. Ce que je vous ai fait, c’est de la rigolade à côté de ce que je peux vous faire…
Ayant dit, il cueille un brandon incandescent et l’utilise pour allumer une cigarette.
Je m’agenouille auprès du zig.
— Racontez-moi l’affaire vue sous votre angle, mon cher, ça facilitera les choses.
Il passe une langue plus sèche qu’une pierre à briquet sur son absence de lèvres et se met à jacter.
Son histoire est des plus édifiantes. Jugez-en !
Le Turc dont au sujet duquel à propos de qui je vous ai causé primitivement et qui a volé Les fameux plans (je dis fameux mais je ne les ai pas goûtés) s’était mis en rapport avec l’ambassadeur de Pleurésie à Berne pour lui fourguer le produit de son vol, ces documents intéressant tout particulièrement une république comme la Pleurésie. Il est d’ailleurs notoire que l’ambassadeur pleurésien de Suisse dirige un réseau pour l’Europe Occidentale, réseau qui englobe Monaco et les îles Jersey et Rasurel.
Les pourparlers entre le Turc et le gouvernement pleurésien avaient abouti lorsque votre vaillant San-Antonio, celui qui marche à cloche-pied sur les chemins de la gloire et de l’honneur, est intervenu et a chouravé les documents. Déception dans le clan pleurésien !
L’ambassadeur, un certain Tulacomak, a pris le mors aux dents. Son service de renseignements ayant appris en un temps record que j’étais chargé de l’enquête, il a décidé de tenter un grand coup pour récupérer les documents. Me sachant incorruptible (j’ai une réputation qui parle toute seule), il a donné l’ordre d’enlever ma mère pour avoir barre sur moi.
Tout s’est passé comme vous le savez. Un gars de l’équipe, le pseudo-Pilois, devait aller chercher l’enveloppe au bureau de poste et, au cas où elle s’y trouverait, rallier la Suisse.
J’interromps Humanumest.
— Il filait sans s’assurer du contenu ?
— Pour vérifier les plans il faut des spécialistes et… du temps. Il eût été dangereux de laisser à un gangster ignare le soin de décider si les documents étaient vrais ou faux, voyons !
— Très juste ! Continuez.
Et il continue. Il arrive à une partie délicate puisqu’elle le concerne intimement. Lui, Humanumest, et son compagnon à la casquette, étaient des collaborateurs immédiats de son Excellence Tulacomak.
Comme le clan pleurésien redoutait (à juste raison, non ?) un piège du fameux San-Antonio, l’ambassadeur avait chargé ses deux compères de surveiller discrètement le déroulement des opérations. Ils devaient prévenir leur patron du résultat de ce chantage. Lui dire si, oui ou non, l’enveloppe se trouvait dans la cabine 14. Seulement nos deux gaillards ont eu envie de prendre leur retraite, ce qui est humain.
Ils se sont dit que s’ils s’appropriaient les plans pour leur propre compte, ils pourraient les revendre le prix fort au gouvernement français et se retirer sur la pointe des pieds. Donc, au lieu de dire au big boss que l’enveloppe se trouvait en place, ils lui ont dit qu’il n’y avait rien, c’est pourquoi il y a eu de la part des autres une réaction téléphonique enregistrée par le révérend Pinaud.
Le mensonge d’Humanumest créait une confusion qui lui permettait quelques heures de répit. Flanqué de son complice, il a suivi Pilois. Il a vu que l’homme était filé, et, pour se débarrasser de nous, il a semé des clous. Des clous dont il devait être la victime grâce à l’imbécillité de Béru. Ensuite il a rattrapé Pilois, l’a buté, lui a griffé l’enveloppe et a fait demi-tour. Nach Paris !
Hélas, ses boudins crevés l’ont obligé à stopper. Il a ouvert l’enveloppe, s’est aperçu qu’il était fabriqué et son intention était de retourner jouer les petits Jésus à Pantruche lorsque je suis intervenu…
Opportunément, vous ne pensez pas, bande de tronches pâteuses ?
Maintenant que je suis au parfum de l’histoire, il ne me reste plus qu’à poser à Humanumest la question qui me tient le plus à cœur :
— Où est ma mère ?
Le carbonisé secoue la tête.
— Je ne sais pas.
— Vous avez tort de ne pas répondre, l’avertis-je, vous avez vu que nous ne sommes pas des enfants de chœur. Je suis prêt à tout pour retrouver ma mère.
Il me regarde fixement.
— Si je le savais, je vous le dirais, Monsieur, affirme-t-il. Je viens de vous révéler assez de choses pour vous prouver ma bonne foi. Dans notre réseau, tout est cloisonné. Une équipe s’occupait des plans, une autre de votre mère.
« Le chef est notre seul dénominateur commun.
Je le mate droit aux lampions. Il ne cille pas. D’ailleurs comment cillerait-il ? Il n’a plus de cils.
— Très bien, fais-je brusquement. En ce cas c’est à votre patron que je réclamerai ma Vieille !
DEUXIEME PARTIE
Roulé… comme dans de la farine
CHAPITRE XI