Seulement, il ne s’agit là que d’une première impulsion. Je me ravise. Et ceci pour plusieurs raisons dont voici les principales :
1° J’ai une conscience professionnelle en acier inoxydable et l’idée de céder à un chantage m’insupporte.
2° Je connais les mœurs de cette sorte d’individus. Je sais fort bien que si je leur donne satisfaction, ils n’auront rien de plus pressé que de tuer ma chère Félicie afin de supprimer un témoignage compromettant.
Conclusion : je dois retrouver ma mère en vitesse. Ne pas céder à la terrible pression, repousser cet odieux marché est encore le meilleur moyen de la protéger.
J’en suis là de mes réflexions angoissantes lorsqu’une chignole noire stoppe devant ma gentilhommière. Deux manants en descendent : Mathias et Pinaud. Ce sont ces vaillants ménestrels que le Vieux m’a dépêchés pour prendre les documents.
Ils font une entrée discrète.
Pinaud qui est de la maison se laisse tomber dans un fauteuil.
— Ta mère est pas là ? s’étonne-t-il.
— Elle est allée faire des courses…
Je tends l’enveloppe à Mathias avec un serrement de cœur. En accomplissant ce geste définitif, je prends position de façon formelle. Mes lascars ne se doutent pas de sa signification profonde. Une tempête sous un crâne, les gars ! Et pourtant le baromètre est au beau fixe.
— Tu vas nous offrir l’apéro, j’espère ! suggère Pinuche.
Je lui trouve un coup de vieux. Il est tout blafard, tout flétri. On dirait une salade dans une poubelle. Il sent le végétal en putréfaction. Ses yeux mités sont pareils à deux huîtres abandonnées en plein soleil.
Maussade, je sors une bouteille de Cinzano et trois verres et les flanque sur la table. Je n’ai qu’une hâte : voir déguerpir mes acolytes et les précieux plans. Me retrouver seul. Déterminer un plan d’action et agir. Oui : AGIR !
— Tu fais une drôle de tronche, observe finement le révérend Pinaud, ça ne gaze pas ?
— Si.
— Ta maman en a pour longtemps ? J’aimerais lui présenter mes devoirs…
— Laisse-les là, fais-je, je les lui donnerai quand elle rentrera.
Il grommelle, pincé :
— Brèfle, on est de trop ?
— J’ai du boulot, m’excusé-je.
Je sers trois godets et nous éclusons en silence. Mathias me coule des regards inquiets. Il devine que je ne suis pas dans mon assiette et ses yeux charbonneux distillent des points d’interrogation.
— Si vous avez besoin de quelque chose, monsieur le commissaire ? propose-t-il.
J’ai besoin qu’on me foute la paix, mais c’est difficile à exprimer lorsqu’on est un garçon poli, ayant reçu à la base une solide éducation.
Les archers de la Poule se taillent, emportant les documents, et je me retrouve seul avec mes pensées.
C’est une compagnie discutable.
CHAPITRE III
Dans la vie, l’essentiel, c’est la maîtrise. Le type qui peut se contrôler sans avoir besoin de se coller sur le chignon une casquette galonnée est assuré du succès.
C’est au moins ce que je m’efforce de croire en prenant une douche glacée. La flotte, c’est une chouette invention.
Il a eu le nez creux, le barman qui nous a préparé ce cocktail (deux mesures d’hydrogène pour une d’oxygène. Agitez et servez en petite quantité dans beaucoup de whisky).
Au bout de dix minutes, le jet dru du pommeau a gommé ma fatigue. Je me rase de près, je passe une chemise bleu pervenche au col légèrement amidonné. J’enfile un tweed léger, je noue une cravetouze à rayures blanches et bleues, et, loqué façon mylord, je démarre sur le sentier de la guerre. Pour commencer, je procède à une rapide exploration des environs immédiats. Nous habitons une petite avenue discrète, bordée de villas qu’abritent des murs pudiques… Un peu plus loin, en direction du centre de Saint-Cloud, il y a le carrossier qui continue de réparer des ailes d’autos meurtries.
C’est le seul bruit de la rue. Excepté quelques bribes de musique égrenées par les Zeuropenumérohun, tout est calme, suave, paisible.
J’avise la petite bonniche de nos voisins. Grimpée sur une chaise, elle fourbit les vitres d’une fenêtre au premier étage. Je la connais, lui ayant exécuté un solo de balalaïka sur ses jarretelles un jour que ses patrons étaient allés marier une nièce en Auvergne septentrionale.
— Martine, je hèle de ma voix de centaure !
Elle en largue sa peau de chamois qui descend en chute retardée sur le gazon.
— Bonjour ! gazouille la douce enfant.
Elle a le mollet rond, la figure ronde, l’œil rond et des taches de rousseur autour du pif.
— Vous n’avez pas aperçu ma mère ? m’enquiers-je, comme si c’était tout à fait sans importance.
— Si, répond la frotteuse de carreaux, elle est partie en voiture avec deux messieurs… Il y a de ça une bonne demi-heure…
— Descendez, j’ai deux mots à vous dire…
— Pas maintenant, se méprend la soubrette, j’ai de l’ouvrage.
Sans doute se figure-t-elle que j’ai l’intention de lui jouer « Sous le plus grand chapiteau du monde ».
Elle ponctue son refus d’une mimique expressive qui évoque ses patrons.
La gourde !
Je pousse la grille et j’entre chez les voisins. C’est un couple de rentiers. Lui était colon, elle est native de Colombes, bref ils étaient faits pour s’entendre. Ce sont des gens un peu grincheux qui élèvent des pigeons parce qu’il y avait un colombier dans la propriété lorsqu’ils sont revenus de Colomb-Béchar.
La vioque s’annonce à ma rencontre, alertée par le grelottement de la sonnette. C’est une rabougrie teinte en blonde, aussi déjetée qu’un lendemain de réveillon.
— Cher voisin, roucoule cette colombophile distinguée, qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ?
Je lui dédicace mon sourire Gibs numéro 408 ter, celui reconnu d’utilité publique par le ministère des loisirs. Elle en a le corsage qui se dilate.
— Je voudrais, si vous le permettez, demander un renseignement à votre bonne.
Elle se renfrogne, façon boxer. Peut-être croyait-elle que je venais la chercher pour l’emmener sur mon coursier blanc. Ivanhoé lui monte au caberlot.
— À Martine ? s’étonne-t-elle, hautement réprobatrice.
— Oui. Ma mère est sortie avec des amis. Martine l’a vue puisqu’elle travaille au premier…
Et je lui sors in extremis (car j’ai fait deux ans de latin chez un imprimeur spécialisé dans le Missel) un boniment comme quoi maman est partie sans me laisser d’indications précises au sujet de ses amis.
Ça prend comme eczéma sur une peau de mendiant. Rassurée, Mme Ramier (it is son blaze) me fait entrer dans sa salle à manger entièrement meublée Henri II. Sur le buffet, il y a une œuvre de plâtre de Paris véritable qui représente une petite fille tenant une gerbe de blé dans ses bras tandis qu’un chien lui jappe au nez, comme dit Fujita. Je m’extasie en attendant l’arrivée de Martine.
La bonniche rosit en m’apercevant.
— Mademoiselle, lui dis-je, un doigt cérémonieux (qui dira jamais l’importance du doigt dans les cérémonies !). Mademoiselle, pouvez-vous me décrire les personnes avec lesquelles ma mère est partie ?
— C’étaient deux hommes.
— Et ils étaient comment, ces hommes ?
— En imperméables clairs.
— Décrivez-les-moi, s’il vous plaît…
— Je peux pas. Je les ai juste entrevus. et d’en haut. Ils avaient des chapeaux marron, j’ai pas distingué leurs figures…
— Voilà bien ma chance. Ma mère les suivait ?