Il va pour renauder, mais saint Antoine de Padoue qu’il avait mis sur le coup fait son boulot et Pinaud tombe en arrêt devant le bouton. Il le recueille non sans une légitime dévotion et le dépose sur le buvard de mon bureau. Ensuite de quoi il fouille l’un des tiroirs avec l’espoir d’y découvrir de quoi coudre.
— Mathias ? demandé-je.
— Il est allé chercher de la bière, il revient tout de suite.
Comme dans une pièce bien réglée, Mathias entre avec deux bouteilles de Kronenbourg.
— Tiens, m’sieur le commissaire, déjà là ?
Je lui arrache son sourire des lèvres comme si c’était un vieux bout de sparadrap pas propre collé sur un bobo.
— Qu’avez-vous fichu en partant de chez moi ! glapis-je, car j’aime beaucoup les renards, surtout lorsqu’ils sont très argentés.
Le bon rouquin est médusé.
— Mais, nous sommes venus ici, pas vrai, Pinaud ?
— Ouille ! répond Pinaud qui a trouvé de quoi recoudre son bouton et qui s’est planté l’aiguille dans le buffet.
— Directement ? tonné-je, car je suis l’inventeur d’un paratonnerre destiné à conjurer les coups de foudre.
— Naturellement. Vous ne vous imaginez pas que nous sommes allés faire la fête avec ces documents !
— En partant de la maison vous êtes montés dans votre bagnole, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Vous n’avez pas été bousculés, personne ne vous a parlé ?
— Personne.
— Et vous êtes venus directo ici ?
— Directement !
— Pas le moindre incident en cours de route ?
— Rien ! Nous ne sommes pas descendus et personne ne s’est approché de notre auto ; pourquoi ?
— Les plans ne sont plus dans l’enveloppe.
— Hein !
Ils ont poussé d’un commun accord ce cri d’Indien sioux. Ils sont incrédules. Pinaud reste l’aiguille pointée, avec son pantalon béant.
— Je peux te jurer sur ce que j’ai de plus sacré…, commence-t-il.
Qu’a-t-il de plus sacré, le cher débris ? Son gâtisme ou son amour du muscadet ?
— … que nous avons remis ton enveloppe au boss en mains propres. Pas vrai, Mathias ! ?
— C’est la vérité, monsieur le commissaire. Si quelqu’un a pris les documents, je m’excuse, mais c’est tandis que vous les aviez en votre possession !
Ça commence à me sembler infiniment évident à moi aussi.
En ce cas, je suis au cœur d’une complexe, surprenante, ahurissante, louche, étrange, bizarre, incroyable, étourdissante, indéfinissable, hallucinante aventure[1].
Car suivez bien mon raisonnement sans lâcher la rampe : on n’a pas pu me subtiliser les documents avant que je les sorte de ma poche pour les carrer dans le cache-pot.
Si les foies-blancs qui ont opéré chez moi avaient pris les sacrés nom de chien de plans, je ne vois guère pourquoi ils auraient enlevé ma mère et me feraient chanter afin que je les leur remette, non ? C’est un peu évident sur le pourtour et dans la partie biconvexe, avouez-le ?
Mes deux compères respectent mes cogitations. Mathias en restant au garde-à-vous, Pinaud en achevant de coudre son bouton. Ayant achevé cette opération ménagère, il prend des ciseaux à papier pour trancher le fil, s’y prend mal et cisaille ledit bouton qui, de nouveau, choit sur le plancher. Pinuchet renonce alors à assurer l’hermétisme de son grimpant. Il préfère boire l’une des bières qu’a rapportées Mathias.
Je me sens, pour ma part et en ce qui me concerne personnellement moi-même, tout glacé de l’intérieur. Ma mission est un fiasco. On a kidnappé ma brave femme de mère et je n’ai pas la moindre idée sur la façon de récupérer l’une et les autres.
— Qu’est-ce que tu décides ? demande Pinaud.
— À ton avis ? imploré-je, désemparé.
Il est cruel, le fossile.
— J’ai pas à donner d’avis. C’est toi le général.
— Triste privilège, gloussé-je, ayant une prédilection pour la dinde aux marrons.
Naturellement, Pinaud en profite pour placer un doigt de philosophie :
— Un général, dit-il, ça marche derrière ses soldats quand il est vainqueur, et devant quand il est vaincu. Ça, c’est son plus grand privilège.
J’opine et je dis à Mathias de me dégoter un technicien de l’électricité, ce dont il s’acquitte avec une bonne volonté compatissante.
CHAPITRE V
Croyez-moi ou courez vous faire cuire un potage Maggi, mais je passe une excellente nuit. La fatigue, l’émotion, tout contribue à m’expédier dans les bras de l’orfèvre.
Mon Jaz, remonté sur sept heures, exécute un solo de dring-dring. Pour être certain de ne pas m’oublier, je l’ai posé sur une assiette pleine de monnaie, ce qui accroît son vacarme.
Je soulève les stores, je bâille large comme l’inauguration du Salon de l’Auto et, d’une jambe énergique, je refoule mon drap supérieur.
Un soleil aimable inspecte ma chambre. La maison est d’un calme olympien. Trop calme même. D’ordinaire je perçois le bruit menu que produit Félicie en existant. Ou est son pas glissant, où sont ses gestes méticuleux ? Le crachotement de son moulin à café et la chanson de la bouilloire qui somnole en permanence dans un coin de sa cuisinière ?
Chère Félicie ! Ton absence est pour moi comme une blessure indéfinissable. Mon corps te cherche avant mon esprit. Il réclame ses racines…
Je me lève, maussade comme la première page du Figaro, et je vais me faire un Nescafé carabiné. Ensuite le petit festival : douche-rasoir-lotion « after-shave ». Je renifle un grand coup le silence puissant de la maison, son odeur affreuse de Félicie-n’est-pas-là. Décidément, vaut mieux que je me trisse en effet.
J’entre chez un papetier et je fais l’emplette d’une grande enveloppe. J’y introduis une feuille de journal pliée en quatre, je la cachète à la cire pour lui donner un aspect officiel et je fonce jusqu’aux Champ’s.
La magnifique avenue ne connaît pas encore la grosse affluence, because l’heure matinale. Des arroseurs balaient la chaussée ; des balayeurs l’arrosent et des auxiliaires de la police commencent à se fixer des bracelets de force aux poignets afin de pouvoir effeuiller d’une main plus sûre leurs carnets de contredanses. La vie paisible, quoi !
Le burlingue de poste vient d’ouvrir. Un facteur mal réveillé vide la boîte aux lettres. Les préposés commencent à préposer derrière les guichets. Dans le box du téléphone, une aimable dame empile de la monnaie dans un casier spécial. Elle est flanquée d’une auxiliaire qui appartient à la maison pullman. Il s’agit d’une ravissante petite rouquine qui serait à croquer si elle ne louchait pas, malgré sa bosse et son pied bot.
C’est devant cette précieuse collaboratrice que nous avons placé le signal lumineux. Je m’approche du box et je réclame un jeton. La préposée officielle me l’octroie moyennant une subvention modique de vingt-cinq francs légers.
Je me dirige alors vers la cabine 14. J’y pénètre car elle est vide et je me place dos à la porte vitrée.
Sous l’appareil, collée avec de la poix, il y a une minuscule pince métallique à laquelle un fil électrique ténu est branché. J’ajuste les mâchoires de la pince à l’enveloppe et je glisse celle-ci derrière le coffrage du taxiphone. Après quoi, je bloque le fil sous la tablette. De cette manière, lorsque le messager de la bande viendra chercher l’enveloppe, il la retirera de la pince sans s’en rendre compte. Les deux bords de celle-ci, en se joignant, rétabliront le contact et la lampe rouge s’allumera dans le box des téléphonistes.