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« C’est un système de captation, pour extraire l’eau de l’atmosphère. C’est mon voisin qui a construit celui-ci.

— Ah. Vous lui direz que je m’excuse.

— Il est mort. Qu’est-ce que tu fais là ? »

Jeremy lève une main jusqu’à sa blessure au front, grimace, puis observe ses doigts tachés de sang. Il a la même dégaine qu’au restaurant : un petit mec au regard sombre et sensible, au visage doux, peu viril. Mon voisin, M. Moran, un jovial célibataire entre deux âges, représentant en chaussures, a passé trois semaines à construire son distillateur avant d’être abattu le 4 juillet par un groupe de justiciers membres d’une organisation appelée Terre d’Amérique. Il essayait de les éloigner d’un chauffeur routier qui partait pour le camp de réfugiés de Cape Cod avec de la nourriture et du matériel de premiers secours. Le routier aussi a été tué.

« Ouais, je m’excuse, vraiment, répète Jeremy. C’est juste que je voulais pas que Rocky sache que je venais vous voir, et comme j’ai pas trouvé d’excuse pour quitter le restau en avance, j’ai dû attendre la fermeture.

— D’accord.

— Et ensuite j’ai dû aller à la bibliothèque chercher votre adresse.

— D’accord.

— Vous n’étiez pas dans l’annuaire, mais il y avait un autre Palace : N. Palace ?

— Ma sœur. Elle se servait de mon adresse, avant, pour ses demandes de cartes de crédit.

— Ah bon. »

Il est encore étalé par terre dans les morceaux de verre, et je ne veux pas qu’il en bouge avant de m’avoir expliqué précisément ce qui se passe. La salle de lecture de la bibliothèque municipale de Concord est ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre en ce moment, entretenue et éclairée par une maigre équipe de bibliothécaires assistés par des bénévoles.

« Jeremy. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je voulais juste vous dire : ne faites pas ça. Ne ramenez pas Brett. Il faut lui ficher la paix. »

Je pose mon couteau et mon flingue, et tends une main vers les débris du distillateur.

« Bon, viens. Lève-toi.

— C’est idiot, ce que j’ai fait.

— Ce n’est rien.

— Je me sens con.

— C’est pas grave. »

Jeremy est maintenant assis à la table de ma cuisine, un Sopalin dont les bords s’imprègnent peu à peu de sang appuyé contre le front.

« Sérieux. Je me sens vraiment couillon.

— Je t’assure, ne t’en fais pas pour ça. »

Je ne le presse pas de questions au sujet de Brett, pas encore, je ne lui demande pas de m’exposer les raisons qui ont pu le pousser à traverser toute la ville pour me retrouver. Je ne veux pas qu’il s’enfuie, et c’est ce que je pressens : qu’il est gêné et déconcerté, et que si j’insiste il va me dire : « laissez tomber » et filer dans la nuit.

J’allume des bougies, ainsi que mon réchaud de camping, je pose une bouilloire dessus pour faire du thé, et je lui pose quelques questions anodines. Il se trouve que son nom de famille est Canliss. Comme ce nom me dit quelque chose, je lui demande de me l’épeler.

« Tiens. Tu es de Concord ?

— Non. Enfin oui. » Il soupire, se carre sur sa chaise, se met à l’aise. « Enfin pas vraiment. »

Il est né ici, me raconte-t-il, mais a déménagé à l’âge de quinze mois. Une histoire typique de Nouvelle-Angleterre : élevé non loin de Montpelier ; a péniblement terminé le lycée ; a dégoté quelques jobs en extérieur ; s’est « plus ou moins éloigné de sa famille », s’est retrouvé à Portsmouth, où il a fréquenté la fac pendant un semestre ; a arrêté, essayé encore une fois, de nouveau laissé tomber ; et finalement il s’est retrouvé ici à Concord, où il a squatté chez des copains dans une « bicoque merdique ». Puis il a trouvé ce job à la pizzeria, et là, la fin du monde a été annoncée.

« Et Brett, dans tout ça ? dis-je enfin, d’un air détaché, en servant le thé, parlant à mi-voix par-dessus mon épaule depuis l’autre côté de la pièce. Pourquoi est-ce que tu ne veux pas que je le retrouve ?

— Bon, enfin, ça ne me regarde pas » dit-il avant de se taire, tandis que je me concentre sur l’eau et les tasses.

Quand je me retourne, il est en train de se frotter le menton, et il se contente d’ajouter : « Parce que c’est Brett, quoi, vous voyez ? »

Je pose les tasses et je m’assieds. J’attends.

Jeremy lève les mains, comme s’il cherchait physiquement ses mots.

« S’il… S’il est parti, c’est qu’il devait partir. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Pas vraiment, non. Je ne le connais pas. Parle-moi de lui.

— Je sais pas. » Il a un rire gêné, se répète. « C’est Brett, quoi ! »

Ce compliment vague et tautologique est empreint d’un respect et d’une admiration si profonds que le timbre de sa voix en est changé. Quand il dit « Brett », c’est sur le même ton que d’autres évoquant Elvis ou Jésus. On ne parle pas de n’importe qui, là : on parle de Brett. Houdini, pendant ce temps, tremble toujours sous la table, pas encore convaincu que le danger soit écarté. Je me lève pour lui servir le fond du paquet de croquettes, une faveur destinée à l’apaiser. Plus que seize paquets, dix portions par paquet.

« Je suis sûr qu’il avait ses raisons, éclate soudain Jeremy. C’est tout ce que je dis.

— Quel genre de raisons ? »

Il baisse la tête.

« Enfin, quoi. Vous savez bien.

— Mais non ! Sincèrement, non. Tu étais proche de lui ?

— Non. Pas vraiment. »

Il retire le Sopalin de son front et le fait sauter d’une main à l’autre.

« Mais c’était un ami ?

— Bon, enfin, un pote de boulot, vous voyez ? Du restau.

— Vous travailliez souvent ensemble.

— Ah, ouais. Carrément. Surtout avant cette saloperie d’astéroïde de merde. »

Je souris. Nettement moins ambigu que la situation actuelle. Saloperie d’astéroïde de merde.

« Au début, je le trouvais soûlant, vous savez ? Le genre cul-bénit. Il est croyant, il ne boit pas, c’est le beau-fils du boss, tout ça, quoi. »

Je n’ai pas de cahier ici. Pas de crayon. Je hoche lentement la tête, enregistrant les détails, exigeant de mon esprit nocturne beaucoup d’attention pour cataloguer et ordonner les faits qu’il reçoit.

« Mais quand on le fréquente, tout d’un coup on se dit : ah. Ce mec est cool. Il sortait tout le temps de drôles de blagues, entre ses dents, quand on était en voiture. Des blagues intelligentes, du genre qu’on comprend pas tout à fait mais on sait que c’est brillant. Et il vous aidait à faire les trucs qu’on savait pas bien faire, mais sans qu’on se sente crétin pour autant. »

Je hoche la tête. J’en ai connu, des gens comme ça, mais allez savoir pourquoi, la personne qui me vient en tête est mon grand-père Nathanael Palace, qui nous a élevés, Nico et moi, après la mort de nos parents, et qui avait un caractère diamétralement opposé : toujours prêt à vous démontrer que vous étiez un incapable, que vous vous y preniez mal.

« Brett et moi, on s’asseyait sur les marches devant chez moi et on regardait les… comment ça s’appelle, les paniers à salade ? entrer sortir de la prison.

— Les fourgons de transfèrement, dis-je en chassant l’image de mon grand-père pour rester concentré.

— Voilà, c’est ça. Et Brett me montrait les fourgons et disait : “Tu serais là-bas, sans la grâce de Dieu, mon ami. Sans Sa grâce.” Comme s’il se souciait de moi, vous voyez ? Et pas seulement de moi. Il se souciait des gens en général.