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— Et… » Je marque une pause, retourne cela dans ma tête. « Brett parlait-il de partir ? De disparaître pour réaliser ses rêves, je veux dire ? »

Jeremy baisse la tête. Ses joues se colorent.

« Purée, vous, alors… Vous posez beaucoup de questions.

— C’est dans ma nature. Il en parlait, ou non ?

— Non. Pas précisément. Mais il était prêt à partir. Vous voyez ?

— Avait-il une petite amie ?

— J’en sais rien. Non.

— Tu ne sais pas, ou c’est non ?

— Peut-être. Je crois, peut-être, oui.

— Qui ça ? » Je me penche en avant, et maintenant mon cœur s’emballe, part au galop. « Où ça ?

— Je sais pas, dit Jeremy avec un mouvement de recul face à mon impatience. Aucune idée.

— Est-ce qu’une fille venait à la pizzeria ?

— Non. Je sais pas. »

Si, il sait. Il sait quelque chose. Mais il ne va pas me le dire, pas maintenant. Je me masse les paupières du bout des doigts. Autre chose me préoccupe.

« Brett était cul-bénit, m’as-tu dit, il avait de la religion. Que pensait-il des pratiques de Rocky en marge du SUAR ?

— Quoi ? »

Le gamin a l’air perplexe, contrarié.

« Je veux dire, du fait qu’il l’envoie faire du marché noir ?

— Minute ! lance Jeremy en tapant du plat de la main sur la table. Arrêtez. Écoutez. »

Et soudain mon visiteur nocturne parle tellement vite et avec tant d’ardeur que sa bouche devient une tache indistincte dans la pénombre, de l’autre côté de la table.

« S’il voulait aller jeter sa gourme ou je ne sais quoi, alors là, il n’avait besoin de la permission de personne, je vous le dis.

— Pas même celle de sa femme ?

— Non, pas même celle de sa femme. »

Il est assis bien droit, maintenant, et s’adresse à moi avec intensité.

« Je ne sais pas pour vous, mais moi, j’ai pas les couilles de me barrer comme ça pour faire ce que je veux. Que ce soit une gonzesse, ou du parapente, ou je sais pas… ce que vous voulez. Même maintenant, j’en ai pas le courage. » Il secoue la tête avec amertume, s’en voulant à lui-même, comme si c’était le pire des défauts, ce manque de bravoure préapocalyptique. « Mais apparemment, Brett les a, les couilles, lui, pas vrai ? Et comme je l’ai dit, c’est… c’est quelqu’un de bien. Alors tout ce que je dis, c’est qu’il faut le laisser faire ce qu’il veut. Et je ne pense pas que vous, ou Martha, ou n’importe qui, deviez aller le chercher par la peau du cou. »

Il jette le Sopalin sanguinolent sur la table et repousse sa chaise.

« C’est tout, voilà. Désolé de vous avoir dérangé. »

Il se lève. Moi aussi.

« J’ai encore des questions.

— Et pardon pour le machin de votre voisin. Sur la pelouse. Je m’excuse, vraiment. »

Et c’est tout, le voilà parti, et étant donné que je ne suis plus investi par la ville de Concord du pouvoir de le retenir, je le regarde simplement s’en aller, trébuchant dans le noir, le faisceau de sa lampe oscillant entre les silhouettes sombres des arbres. Je réfléchis à la force de personnalité que devait posséder mon disparu pour inspirer la dévotion intense, quoique curieuse, que je viens d’observer. Ce gosse pense peut-être manquer de courage, mais il s’est lancé dans une considérable expédition à travers la ville, sans protection, dans le noir, pour défendre la cause de son ami. Par admiration. Et parce qu’il aimerait être parti quelque part, lui aussi.

Je passe au salon en tenant une bougie sur une soucoupe, tel un personnage de roman de Dickens, et, dès que j’ai trouvé un crayon et mon carnet, je couche sur le papier tout ce dont je me souviens, en écrivant aussi vite et aussi soigneusement que possible. Une copine ? Du parapente ? Un peu cul-bénit. Je résume à grands traits l’enfance de Jeremy, trace son nom complet et le regarde fixement. Ce terme si vieillot qu’il a employé, jeter sa gourme. « S’il voulait aller jeter sa gourme ou je ne sais quoi… »

Une fois que j’ai fini d’écrire, je pose le crayon et contemple la flamme vacillante de la bougie. La grande question demeure celle que j’ai posée à Martha, il y a maintenant une douzaine d’heures : Qu’est-ce que je fais si je le trouve ? Si Jeremy a dit vrai, si Brett est en train de jeter sa gourme quelque part, et si par miracle je parviens à remonter la piste de cet impressionnant personnage, cet ancien policier d’État… alors, je fais quoi ? Je me pointe devant cet adulte qui fait ce qu’il veut du peu de temps qui lui reste, et je lui dis quoi, au juste ?

Je m’appelle Henry Palace, monsieur. Votre femme aimerait que vous rentriez à la maison, maintenant, si vous voulez bien.

Je souffle la bougie.

Je passe sur la pointe des pieds devant mon chien endormi, remonte mes longues jambes sur le canapé et ferme les yeux.

Les souvenirs remontent comme ils le font toujours, et je les repousse.

Ce sont là les scènes que j’ai studieusement bloquées, et que je suis conscient d’avoir bloquées. Pas celles qui concernent mes parents ; mes parents décédés, je vis avec eux depuis de longues années, maintenant, et j’ai intégré leur absence et mon chagrin dans les profondeurs de mon être. Mais il y a une blessure plus récente, une femme appelée Naomi que j’aimais et qui m’a été arrachée, une perte aussi soudaine et violente qu’un coup de feu dans une pièce sombre. Et j’ai conscience que la chose à faire, d’un point de vue thérapeutique, serait de laisser remonter les souvenirs appropriés, m’autoriser à affronter le traumatisme, l’exposer à la lumière pour laisser le temps faire son travail de cicatrisation.

Sauf que du temps, il n’y en a plus. Soixante-dix-sept jours – soixante-seize maintenant, moins de trois mois… qui tient encore le compte ? Il n’y a pas le temps.

Je repousse les souvenirs, me retourne, et songe à mon enquête.

Deuxième partie

Le chemin le plus long

Jeudi 19 juillet

Ascension droite : 20 06 33,0

Déclinaison : – 59 53 12

Élongation : 141,0

Delta : 0,863 ua

1

« Oh, pour sûr que je l’connais. Un gars sérieux. Les épaules larges. En gros godillots.

— C’est ça, dis-je, la photo de mon disparu et de son poisson à la main. Il s’appelle Brett Cavatone.

— Si vous le dites. J’crois pas qu’on soit allés jusqu’à se dire nos noms. »

Le laitier est un vieux fermier de Nouvelle-Angleterre comme on en voit dans les livres d’images, casquette John Deere remontée sur le crâne, front brûlé par le soleil, des rides semblables à des ravins sous les yeux. Je me trouve devant son stand, dans un coin animé du marché noir de l’Elks Lodge, lui derrière sa petite table branlante et ses étiquettes écrites à la main, avec ses deux glacières grosses comme des coffres de marine.

« Il était ici souvent ?

— Presque tous les jours, oui, je crois bien.

— Est-il venu mardi ?

— Mardi ? » Une infime hésitation. Il incline la tête. « Non.

— Je ne vous parle pas d’hier, vous comprenez bien. Mardi. Il y a deux jours. »

Le vieux repousse sa casquette en arrière.