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« Je sais quel jour on est, mon gars. »

Avec un sourire crispé, je jette un coup d’œil dans sa glacière. Il vend du lait dans des bouteilles en verre et des rouleaux de beurre grossièrement façonnés, dans du papier paraffiné. Ses panneaux à la craie détaillent ce qu’il aimerait recevoir en échange. « Aliment pour poulets, en quantité. » Fruits et jus frais, « en quantité ». Sous-vêtements, avec une liste de tailles.

« Pardon d’insister, mais c’est important. Êtes-vous bien certain que cet homme n’est pas venu ici mardi matin ?

— La seule chose qui soit certaine, c’est la mort et la résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ, déclare le fermier en levant rapidement les yeux vers le plafond et, au-delà, vers les cieux – avant de les rabaisser pour envoyer un regard de reproche à Houdini, lequel est en train de renifler son beurre. Mais, non, je ne l’ai pas vu hier. »

Le laitier rabat d’un coup sec le couvercle de sa glacière et je passe à la suite, avec mon chien, slalomant dans les allées encombrées et chaotiques du marché noir. Il y a du monde mais le silence règne, les gens se déplacent seuls ou en petits groupes de table en table, de stand en stand, en se murmurant des bonjours, hochant la tête, sans faire de bruit. Je regarde une femme mince à taches de rousseur et au regard vif et nerveux inspecter les denrées posées sur une table : elle soulève un pain de savon, le repose, chuchote quelque chose au robuste marchand, qui secoue la tête.

Nous traversons la salle dans la largeur, Houdini et moi, et nous rapprochons peu à peu des grands tas étiquetés « servez-vous » disposés sur des couvertures au centre. Des coques d’ordinateurs et de téléphones cassées, des seaux vides, des ballons de foot dégonflés, de hautes piles de ces articles inutiles que l’on trouvait autrefois dans les pharmacies et les hypermarchés : cartes de vœux, lunettes, magazines people. Les objets qui ont vraiment de la valeur se trouvent dans les stands tenus par des gens : produits laitiers et viandes fumées, conserves et ouvre-boîtes, bouteilles d’eau et de soda. Ici, on échange et on troque, bien que certains stands indiquent encore des prix, qui datent du pic d’hyperinflation, avant que l’économie du dollar ne se soit effondrée : savon, $ 14 500 pièce. Macaronis au fromage, $ 240 000 la boîte, puis une flèche et la mention : « rupture de stock ». Un individu immense en veste de chasse à motif camouflage se tient, silencieux et sérieux, au centre de son stand dégarni, sous un panneau simplement marqué GÉNÉRATEURS.

« Des bananes, ça vous dit ? me demande un homme d’aspect négligé qui passe près de moi d’un pas traînant, en coupe-vent et casquette de chasseur, marmonnant dans sa barbe.

— Non merci. »

Il continue, s’adresse à la salle en général.

« Elles sont bonnes, mes bananes. »

J’avance méthodiquement, je fais ma tournée, montrant la photo de Brett, tirant les clients par la manche et tapant sur l’épaule des marchands dépenaillés, j’accueille leurs expressions sinistres et méfiantes avec calme et assurance, un vrai cliché d’inspecteur de série télé : « Pardon, avez-vous vu cet homme ? » Tous ceux à qui je pose la question me sortent la même histoire que le laitier, avec la même quantité minimale de détails : oui, ils l’ont vu. Oui, il venait souvent. Une vendeuse, une femme énergique qui propose trois sortes de viande séchée ainsi que des bibles sur papier glacé, se souvient de Brett avec affection – elle m’informe qu’il est un de ses clients préférés.

« Nous n’avons jamais fait affaire ensemble ? » Sa voix remonte à la fin de sa phrase, transformant l’affirmation en question. « Mais certains matins, il nous arrivait de prier ?

— Prier pour quoi, madame ?

— Pour la paix. Simplement, la paix pour tous ? »

Je passe à la suite, stand après stand, quadrillant systématiquement le marché. Apparemment, il faisait exactement ce que Rocky Milano l’envoyait faire ici : obtenir des denrées périssables auprès des fermiers, des bonimenteurs et des voleurs, fouiller dans les tas de rebut à la recherche d’articles qui pourraient servir au restaurant – papier toilette, liquide vaisselle, bougies, bois pour le feu, assiettes, cuillers. Et personne, semble-t-il, ne l’a vu mardi matin.

Pendant que je travaille, les lieux s’animent, le bruit et l’agitation augmentent au fil de la matinée. Un vacarme soudain : deux hommes qui s’envoient des coups de poing à la tête parmi les couvertures garnies d’articles de troisième choix, engagés dans une violente dispute pour un vieux casque de football des Falcons. Les propriétaires du marché se précipitent vers eux : un petit groupe d’hommes minces et robustes aux cheveux très courts, qui se déploient telle une équipe de rugby en s’écriant : « Dehors ! Dehors ! Dehors ! » tout en poussant les combattants vers la sortie.

À un stand simplement marqué DIVERS se trouve une femme à la silhouette lourde, aux cheveux d’un rouge hideux empilés et bouclés sur la tête, qui fume une cigarette longue et mince.

« Excusez-moi, lui dis-je. Vous avez des jouets ?

— Vous voulez dire… » Elle baisse la voix. La cigarette remue au coin de sa bouche. « … des armes ?

— Non. Je cherche un jouet en particulier. Pour un ami. »

Elle me répond d’une voix encore plus basse.

« Vous voulez dire… quelque chose de sexuel ?

— Laissez tomber. Merci. »

En reculant, je me cogne dans quelqu’un et me retourne en murmurant des excuses. Il s’agit d’un des propriétaires, et il ne s’excuse pas en retour : il reste planté là, les bras croisés, musculeux et grave. C’est une brute nerveuse qui porte deux tatouages en forme de larmes, un sous chacun de ses petits yeux de souris. Ils m’ont dévisagé avec attention quand je suis entré, ces types-là, m’ont demandé trois fois d’où je connaissais McGully, et ont évalué avec scepticisme la vieille cafetière électrique que j’avais apportée, à regret, pour la troquer.

À présent, celui-ci me toise de la tête aux pieds : ma veste de costard, mes chaussures de flic. Il pue la bière matinale et je ne sais quel produit capillaire huileux.

« Bonjour, lui dis-je.

— Tout marche comme vous voulez ? »

Sa voix est rocailleuse, impassible. Je pige le message.

« Allez viens, le chien, dis-je à Houdini. On s’en va. »

* * *

À mi-chemin de ma destination suivante, je descends de vélo au cœur du centre-ville pour faire simplement un lent et long tour sur moi-même dans l’étendue déserte de Main Street : verre brisé, vitrines défoncées, un couple d’adolescents ivres allongés l’un sur l’autre, sur un banc. C’est une ville fantôme. Une de ces bourgades de western que l’on conservait naguère comme musées vivants : ici, il y avait une librairie. Ceci était une boutique de cadeaux. Il y a longtemps, bien longtemps, ceci était une station-service Citgo.

Je contemple pendant quelques minutes les portes du commissariat central de Concord, mais je ne peux pas me résoudre à y entrer. Quand j’étais agent en service, je poussais ces portes, saluais de la tête la réceptionniste au regard chaleureux derrière la vitre blindée, et j’allais chercher mon ordre de service. Quand j’étais enfant, je les poussais des deux mains, et la réceptionniste au regard chaleureux était ma mère.

Maintenant, aujourd’hui, dans un autre monde, je marche la tête basse, anonyme et discret, je fais le tour du bâtiment dans le sens contraire aux aiguilles d’une montre, dépassant les panneaux sévères plantés tous les dix mètres dans les plots en ciment qui encerclent le périmètre. Des sentinelles patrouillent sur le toit, entre les buissons d’antennes tordues et les générateurs hoquetants, des flics en noir avec armes semi-automatiques qui tournent lentement le regard, d’un côté à l’autre, comme s’ils surveillaient un consulat assiégé dans quelque pays chaotique du tiers-monde. Je trouve un point d’observation à environ un demi-bloc en remontant School Street, presque à la hauteur du YMCA, et je m’accroupis derrière une benne à ordures.