« Allez, dis-je tout bas en attendant, les yeux rivés sur les grandes portes de garage qui sont à demi remontées, révélant une zone de chargement fraîchement installée à la place du garage automobile. Montre-toi, camarade. »
Le renouvellement du personnel a atteint des degrés extrêmes au cours des derniers mois, les forces de police se réorganisant pour se concentrer sur leur mission la plus fondamentale – non pas empêcher le crime, ni enquêter dessus ou le contenir, mais simplement garder le plus de monde possible en vie et indemne. Maintenir les gens en vie pour qu’ils puissent mourir plus tard, comme dit McGully. Mais il y a au moins une personne qui est toujours là, et dont je sais qu’elle s’est récemment mise à fumer, et qui s’offre sa première pause cigarette chaque jour à midi pile.
Je consulte ma montre.
« Allez, quoi ! »
Quelqu’un remonte jusqu’en haut la grande porte du garage, et deux rampes métalliques longues et plates sont bruyamment descendues depuis le rebord de l’aire de chargement. Des policiers descendent les marches en ciment pour aligner palettes et chariots en se faisant des signes et en murmurant dans leurs talkies-walkies. Je me risque à aller y voir de plus près, sortant la tête de derrière ma poubelle et me forçant à avancer lentement dans la rue, puis je m’aplatis sous l’auvent désert du marchand de glaces Granite State. L’activité s’intensifie dans l’aire de chargement, on voit des flics aller et venir à l’entrée, comme des robots, comme des fourmis, leur épais uniforme noir paraissant lourd sous le soleil.
« Bonjour, inspecteur Palace. Alors, c’est comment, la retraite ? »
Elle est pile à l’heure et elle sourit, se trouve une place dans l’étroite ouverture. Elle ne mesure pas plus d’un mètre cinquante, même avec ses gros brodequins réglementaires, la visière en Plexiglas de son masque d’émeute remontée pour laisser passer la cigarette de midi.
« McConnell. J’ai besoin de ton aide.
— Ah oui ? »
Un éclair d’enthousiasme, immédiatement suivi par de la méfiance. Nous avons toujours bien aimé travailler ensemble, Trish et moi, d’abord côte à côte comme agents de patrouille, puis pendant mon bref passage parmi les inspecteurs. Mais tout a changé, depuis. Elle tire sur sa cigarette.
« Bon, alors avant tout, je dois t’avertir que si mon sergent me voit en train de te parler ici, je vais devoir faire semblant d’interpeller un criminel, et sans doute te donner un coup de taser. Désolée.
— Le sergent qui ? Gonzales ?
— Belewski. Gonzales ? Carlos est parti depuis belle lurette. Non, Belewski, tu ne le connais pas mais il cherche à réduire le personnel, et il ne nous aime pas, nous les anciens. »
Elle donne un coup de menton de côté et nous sortons du porche du marchand de glaces, je lui emboîte le pas, nous remontons la rue en nous éloignant du commissariat.
« C’est un fédéral, Belewski ? Il n’est pas d’ici ?
— Je ne peux rien te dire.
— Un militaire ?
— Je ne peux pas vous révéler ça, inspecteur. Et sinon, ça va ?
— À quel point de vue ?
— Tu as de quoi manger ?
— Tout va bien. Je bosse sur une affaire.
— D’accord… » Elle hoche la tête, adopte une voix toute professionnelle. « Sur quoi tu travailles ? Incendie criminel ?
— Personne disparue.
— C’est une blague ? Il n’y a que ça, des personnes disparues.
— Je sais. Mais là, c’est différent.
— Tu te rends compte du nombre de gens qui ont disparu ? Du pourcentage de la population ? La moitié de l’Asie est partie de chez elle. »
Nous venons de nous arrêter devant ce qui était naguère une sandwicherie Subway : vitrine fracassée, meubles renversés, graffitis plein la vitre qui protégeait le comptoir.
« Ça, ce sont des réfugiés. Ce que j’ai, moi, c’est un individu de trente-cinq ans, blanc, sexe masculin, heureux en ménage, pourvu d’un emploi bien rémunéré.
— Un emploi bien rémunéré ? Tu as bu, ou quoi ? Tu sais quel jour on est ?
— Il disparaît de son lieu de travail à 9 heures moins le quart un matin, et on ne l’a jamais revu.
— Son lieu de travail ?
— Une pizzeria.
— Oh, c’est pas vrai ! Il est peut-être tombé dans une autre dimension de l’espace-temps. Tu as vérifié les univers alternatifs ? »
Une petite troupe de policiers passe près de nous, les semelles crissant sur les éclats de verre devant la boutique, sur le trottoir. L’un d’eux hésite une demi-seconde, regarde d’abord Trish puis moi ; elle lui retourne son regard avec assurance, le salue brièvement du menton. Elle ne m’assommerait pas vraiment avec un taser… du moins, je ne crois pas. McConnell a changé physiquement, elle a quelque chose de plus adulte qu’avant ; sa courte queue-de-cheval et sa petite taille, qui m’avaient toujours frappé comme lui donnant un air quasi adolescent, mal adapté, me font ce matin l’effet contraire : des signes de maturité, d’autorité.
« Continue d’avancer, me dit-elle une fois ses collègues partis. Restons en mouvement. »
Je lui résume mon enquête pendant que nous faisons le tour du pâté de maisons, lui donnant les faits saillants de mémoire : Martha Cavatone, le regard fou, se tordant les mains ; Rocky Milano et sa pizzeria effrontément animée ; la visite nocturne de Jeremy Canliss, sa quasi-conviction qu’il y a une femme quelque part.
« Bon, alors, ton type court la gueuse. Ou il se bourre la gueule sur une plage. Et alors ? »
Nous avons fait le tour, et nous revoilà devant la benne à ordures qui me cachait tout à l’heure, et dont les déchets débordent de tout côté. Je mesure bien quarante-cinq centimètres de plus que McConnell, facile, et elle me regarde fixement d’en bas. Derrière elle, le commissariat central s’élève telle une autre planète.
« C’est un ancien flic, dis-je. Le mari.
— Ah oui ? »
Son talkie-walkie grésille et marmonne quelque chose, et elle le regarde, puis tourne les yeux vers l’aire de chargement, qui grouille à présent de policiers.
« Oui. Dans la police d’État. »
Elle me regarde à nouveau, un instant incertaine, puis son expression se modifie.
« Tu veux le dossier.
— Seulement si…
— Espèce d’enfoiré. »
Elle secoue la tête mais j’insiste, je suis embêté, mais je n’y peux rien… elle est la seule personne qui me reste là-bas.
« Concord est le QG pour tout l’État, pas vrai ? Donc, tout document lié au personnel des forces d’État doit être là, au sous-sol. Tout ce qui porte le sceau du New Hampshire. »
McConnell me répond lentement.
« Ce n’est plus comme avant, Hank. On ne peut plus simplement descendre à la cave et remplir un formulaire pour… comment il s’appelait, déjà ? Wilentz ?
— Wilentz. »
Elle n’a pas l’air fâchée, juste triste. Résignée.
« On ne peut plus descendre et remplir un formulaire pendant que Wilentz raconte des blagues et vous fait admirer sa collection de casquettes à la noix. Maintenant, si j’y vais pour demander un dossier, je vais avoir trois superviseurs que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam qui vont me demander pourquoi je le veux. Et en trente secondes, ça y est, je suis finie. Je me retrouve à la rue, à faire je ne sais quoi… ce que tu fais toute la journée.