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— Je lis. J’apprends quelques tours au chien.

— Le chien du dealer ? Et il apprend bien ?

— Non, il est nul.

— Ils paient, Palace. Tu le sais, ça, non ? C’est pour ça que je porte encore l’uniforme. » Elle crache le mot « uniforme » comme elle aurait dit « cancer ». « Une sirène va retentir, et ensuite un camion va arriver. » Elle jette un coup d’œil à sa montre. « Dans quarante-cinq secondes. Et quoi qui sorte de là – à manger, à boire, du matériel –, du moment que je suis en service, j’en ai ma part. C’est comme ça qu’ils procèdent. C’est comme ça qu’il y a encore un peu d’activité policière : parce que les salopards en uniforme ont la priorité.

— Je pige.

— Tu crois ? Je ne peux pas perdre mon boulot. »

La fille de McConnell, Kelly, a neuf ans ; Robbie, cinq, je crois. Leur père s’est fait la malle il y a quatre ans, avant l’astéroïde, avant tout cela. « Barry s’est tiré pour vivre ses rêves avant que ce soit à la mode de le faire », m’a un jour confié Trish.

« Pardon, lui dis-je. J’aurais dû réfléchir.

— Ne t’en fais pas.

— Sincèrement, je suis désolé.

— Hank, fait-elle, plus calme, d’une voix différente.

— Oui ?

— Un jour, quand je trouverai le bon moment, je m’enfuirai pour rejoindre une grande maison dans les bois, quelque part dans l’ouest du Massachusetts, et je t’emmène avec moi. Ça te dit ?

— Volontiers. Ça m’a l’air chouette. »

Et ensuite McConnell, d’un geste vif, lève la main pour tirer sur ma moustache d’un coup sec.

« Hé, ho !

— Pardon. J’ai toujours eu envie de faire ça. Carpe diem, pas vrai ?

— Sûr. »

Alors, la sirène retentit, stridente et insistante, une alarme anti-tornades hurlant quelque part sur le toit du commissariat central.

« Merde, grommelle McConnell lorsque son talkie-walkie s’anime bruyamment en crachant une ligne de code : “Équipe quatre-zéro-neuf, alpha. Équipe six-zéro-quarante, alpha.” »

Je ne connais pas ce code CB, et je lui demande ce qu’il signifie.

« Ça veut dire que j’ai trente secondes pour traverser la rue et reprendre mon poste. » Elle serre les dents et me regarde en secouant la tête. « Il s’appelle comment, ton type ?

— Cavatone.

— Un ancien trooper ?

— Jusqu’à il y a deux ans. Mais, Trish, sérieusement, laisse tomber. »

Je me sens mal, maintenant. Elle a raison, je n’aurais jamais dû la mettre dans cette position. Je garde en tête une image permanente de ses gamins, il y a deux ans, un jour où elle n’avait trouvé personne pour les garder et les a amenés à un pot de départ en retraite : Kelly, une enfant pensive au regard scrutateur en tee-shirt Hello Kitty vert anis, Robbie suçant son pouce.

« Dans l’ouest du Massachusetts, inspecteur, me dit-elle. Toi et moi. »

Elle me fait un clin d’œil, rabat sa visière, et elle sourit, je le vois aux rides de son front au-dessus du Plexiglas. Puis elle s’en va, se mettant à courir tandis que le camion à dix-huit roues arrive en grondant, son chauffeur agrippé au volant pour garer l’engin. Les policiers envahissent ses flancs métalliques tels des insectes sur une charogne en forêt.

Je la rappelle. C’est plus fort que moi.

« Trish ! S’il y a du café dans le camion… »

Par-dessus son épaule elle me montre son majeur, et disparaît dans la horde des flics.

* * *

Nico, ma sœur, vit dans une friperie de Wilson Avenue. C’est là qu’elle se trouve, terrée avec un petit assortiment de neuneus défoncés parano-égarés, négligés, à la mâchoire pendante, qui se succèdent régulièrement. Ma frangine.

Je vais la voir un jour sur deux. Je ne frappe pas, n’entre pas. Je me tiens de l’autre côté de la rue ou bien je rôde dans la ruelle boueuse qui longe l’arrière de la boutique, en me penchant vers les fenêtres ouvertes pour entendre sa voix, pour l’apercevoir. Aujourd’hui, je me recroqueville sur le banc d’un arrêt de bus en face de ce magasin appelé Next Time Around, un numéro de Popular Science vieux de six mois ouvert devant les yeux, façon agent secret.

La dernière fois que j’ai parlé avec Nico Palace, c’était en avril, et elle se tenait devant chez moi dans sa veste en jean, pour me révéler avec orgueil et provocation comment elle avait profité de la crédulité de son grand frère policier, comment elle m’avait baratiné pour que je fasse jouer mes relations dans la police afin d’obtenir des informations sensibles sur la sécurité des installations de la Garde nationale du New Hampshire, sur Pembroke Road. Elle m’avait utilisé, sans parler de son mari, Derek, qui a probablement été exécuté ou emprisonné à vie en résultat de ses manœuvres. J’étais stupéfait et furieux, et je le lui ai dit, et Nico m’a assuré – le souffle coupé par sa propre importance – que ses machinations servaient un objectif d’importance capitale. Elle était là, sur mon porche, à fumer ses American Spirit, les yeux étincelants de malice, à soutenir qu’elle-même et ses compagnons anonymes travaillaient à nous sauver la vie à tous.

Elle avait envie que je lui demande des précisions, et je me suis refusé à lui faire ce plaisir. Au lieu de quoi je lui ai dit que ce projet, quel qu’il soit, n’était qu’un ramassis d’absurdités dangereuses, et depuis nous ne nous sommes plus adressé la parole.

Et pourtant me voilà, en train de tourner les pages de mon Popular Science, relisant pour la millionième fois un article sur la composition du sous-sol au fond de la mer d’Indonésie, et sur ce que cela implique pour le panache qui sera projeté dans notre atmosphère au moment de l’impact… me voilà, en train d’attendre pour m’assurer que Nico n’est pas en danger. Une fois, elle a été absente pendant deux jours, et son absence m’a suffisamment inquiété pour que je passe trois heures misérables accroupi dans cette immonde ruelle à l’arrière, à écouter par les fenêtres jusqu’à ce que l’un des déchets humains présents à l’intérieur dise à un autre que Nico était partie quelques jours à Durham, pour aller voir les utopistes et les révolutionnaires improvisés de la République libre du New Hampshire.

Je ne me suis pas attardé sur les détails. J’avais juste besoin de savoir, comme maintenant, qu’elle allait bien.

Enfin la porte s’ouvre, un gros garçon d’une vingtaine d’années aux cheveux gras sort pour vider un seau rempli de quelque fluide – de l’urine ? De l’huile de friture ? Le liquide d’une pipe à eau ? –, et j’aperçois Nico, mince, pâle, la clope au bec, dans l’embrasure.

J’aimerais pouvoir abandonner ma sœur à ses copains et à ses plans débiles. J’aimerais pouvoir « m’en soucier comme de mon premier gilet de flanelle », comme aurait dit mon père, de cette enfant égoïste, indisciplinée, ignorante. Mais que voulez-vous, c’est ma sœur. Nos parents sont morts, ainsi que le père de mon père, qui nous a élevés, et c’est ma responsabilité de m’assurer, pour le moment du moins, qu’elle reste en vie.

2

« Assieds-toi où tu veux, chéri. »

C’est l’heure du déjeuner mais Culverson et McGully ne sont pas là et, en me perchant sur un tabouret devant le comptoir, j’ai une bouffée d’angoisse. Chaque fois que quelqu’un est absent alors qu’il ne devrait pas l’être, une zone de mon esprit se précipite sur la certitude qu’il est mort ou qu’il a disparu.

« Il est encore tôt, me dit Ruth-Ann, qui lit dans mes pensées, en s’approchant avec son pichet d’eau chaude et des sachets de thé sur un plateau. Ils vont arriver. »