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Je la regarde repasser de l’autre côté du comptoir. L’astéroïde s’abattra, détruira la Terre, et ne laissera derrière lui que Ruth-Ann, flottant dans les vastes ténèbres de l’espace, une main serrée sur la poignée de son pichet.

Sur le comptoir, je trouve le numéro d’adieu du Concord Monitor, qui date d’un dimanche, il y a quatre semaines de cela, et, bien que je l’aie sans doute déjà lu une centaine de fois de la première à la dernière ligne, je le reprends pour le relire une fois de plus. La campagne de bombardements américains et européens contre des cibles nucléaires, militaires et civiles au Pakistan. La toute nouvelle commission Mayfair, qui exige par assignation les archives de la Surveillance spatiale et de l’observatoire portoricain d’Arecibo. Le gigantesque paquebot de croisière à douze ponts, arborant pavillon norvégien, qui s’est échoué dans le port d’Oakland et s’est révélé porteur de plus de vingt mille réfugiés d’Asie centrale, ses soutes pleines de femmes et d’enfants « entassés comme des animaux ».

Il y a un long reportage en dernière page sur une jeune femme, ancienne étudiante en droit à l’université de Boston, qui a décidé de partir pour l’Orient, pour l’Indonésie, réfugiée à rebours, afin d’attendre la fin du monde « à l’épicentre de l’événement ». Le ton de l’article est doucement amusé, du genre « bah, que voulez-vous ? », à l’exception des citations horrifiées de ses parents.

Et là, dans le coin inférieur gauche de la première page, le bref mea culpa angoissé de l’éditeur : par manque de ressources, par manque de personnel, nous sommes au grand regret de vous annoncer qu’à dater de ce jour…

Ruth-Ann est en train de poser ma tasse à thé sur sa soucoupe lorsque quelqu’un pousse la porte à grand fracas. Je pivote sur moi-même, renverse la tasse avec mon coude, et celle-ci se fracasse au sol. Ruth-Ann sort un fusil à canon double de sous le comptoir, façon Calamity Jane, et le braque sur la porte.

« Stop, dit-elle à la femme qui tremble sur le seuil. Qui êtes-vous ?

— Ça va, ce n’est rien, dis-je en descendant de mon tabouret, trébuchant, me précipitant. Je la connais.

— Il est revenu, Henry, m’annonce Martha, fébrile, suppliante, le teint coloré, rosé. Brett est venu à la maison. »

* * *

Je parviens à asseoir Martha Milano sur mon guidon et à pédaler jusque chez elle comme si nous étions des amoureux de l’ancien temps. Une fois que nous sommes entrés, une fois qu’elle a claqué la porte et fermé toute la colonne de verrous de haut en bas, elle file droit à la cuisine et au placard, celui qui contient les cartouches de cigarettes… puis s’interrompt, se tape sur la cuisse, bat en retraite vers le canapé, où elle s’effondre.

« Il est venu ici ? »

Martha hoche la tête vigoureusement, presque violemment, les yeux écarquillés comme une enfant effrayée.

« Il était là où tu te tiens. Ce matin. Très tôt ce matin.

— Tu lui as parlé ?

— Non, non, en fait, non. » Elle secoue la tête, se mordille un ongle. « Je n’ai pas eu le temps. Il a disparu.

— Disparu ? »

Martha a un geste rapide de la main, tel un magicien jetant de la poudre de perlimpinpin sur la scène, woosh.

« Il était là, et puis soudain, il s’est… volatilisé.

— D’accord. »

La pièce est exactement comme avant. C’est Martha qui a changé. Elle tient encore moins bien sur ses pieds que lors de notre entrevue d’hier matin, son teint déjà pâle l’est encore plus, marqué de taches rouge vif, comme si elle s’était trituré des boutons. Ses cheveux, qui ne semblent pas avoir été lavés ni brossés, sont hirsutes et en désordre. J’ai une sale impression, comme si l’angoisse de la disparition de son mari avait métastasé pour devenir autre chose, quelque chose de plus proche d’un désespoir profond, voire de la folie.

Je sors mon cahier, l’ouvre à une page blanche.

« Quelle heure était-il ?

— Très tôt. Je ne sais pas. 5 heures ? Je ne sais pas. Tu ne vas pas me croire, mais j’étais en train de rêver de lui. J’ai un rêve récurrent dans lequel il se gare devant la maison, dans son ancien véhicule de patrouille, les gyrophares allumés. Et il descend, avec ses brodequins de trooper, il tend les mains vers moi, et je cours dans ses bras…

— C’est bien, dis-je, visualisant la scène dans ma tête comme un mini-film : les lumières bleues de la bagnole de flic éclaboussant le trottoir, Martha et Brett se jetant dans les bras l’un de l’autre.

— Mais ensuite, donc, j’ai été réveillée par un grand bruit. En bas. Ça m’a fichu la trouille.

— Quel genre de bruit, au juste ?

— Je ne sais pas. Un craquement ? Un choc ? Un bruit, quoi. »

Je n’ajoute rien : je suis en train de me remémorer mon propre visiteur nocturne, Jeremy Canliss, trébuchant sur le distillateur solaire de M. Moran. Mais Martha lit un jugement dans mon silence, et elle change de ton : sa voix devient sèche et insistante.

« C’était lui, Henry, je sais que c’était lui. »

Je lui sers un verre d’eau. Je lui dis de commencer par le commencement, de me raconter précisément ce qui s’est passé, et je note tout. Elle a entendu le bruit, allumé une bougie, attendu en haut de l’escalier, en retenant son souffle, jusqu’à ce qu’elle l’entende à nouveau. N’osant pas crier, supposant que c’était un intrus aux intentions violentes et préférant être seulement cambriolée plutôt que violée ou tuée, elle a regardé fixement en bas jusqu’au moment où elle l’a reconnu.

« Tu as vu son visage.

— Non. Mais sa… tu sais, sa silhouette. Son corps.

— D’accord.

— Il est petit, mais costaud. C’était bien lui. »

Je hoche la tête, j’attends, et elle poursuit.

« Je l’ai appelé, je suis descendue en courant, mais comme je l’ai dit, il était… » Elle se décompose, cache son visage entre ses mains. « … Il n’était plus là. »

Toute l’énergie sauvage de Martha se dissout ; elle s’affaisse de nouveau dans le canapé, tandis que mon esprit passe en revue les possibilités, en essayant de la croire autant que possible : c’était peut-être un cambrioleur, il y en a quantité, qui choisissent à la dernière minute, pour une raison ou une autre, de repartir les mains vides. Quelqu’un d’incontrôlable, enclin à la violence, soudain effrayé ou décontenancé par sa proie.

Ou alors, plus vraisemblablement, ce n’était rien du tout. Le symptôme d’un esprit désespéré, seul et accablé, effarouché par une ombre.

Je parcours les pièces du bas, fidèle à mes habitudes de policier, je me mets à quatre pattes, cherche des traces de pas dans les poils du tapis. J’inspecte les fenêtres une à une, passe soigneusement les doigts sur leur encadrement. Intactes. Elles n’ont pas été ouvertes. Aucun signe d’effraction, pas de verre brisé sur le tapis, pas d’éraflures sur les serrures. Si quelqu’un est entré, il l’a fait avec une clé. Je m’arrête devant la porte, passe la main sur la longue colonne de verrous et de chaînes.

« Martha, tu fermes cette porte à clé la nuit ?

— Oui. Oui, on la… je fais tous les… »

Elle se tait, se mord la lèvre en comprenant où je veux en venir. Brett n’a pas pu franchir cette porte sans qu’elle le fasse entrer.

« Il y a les fenêtres, dit-elle.

— C’est vrai. Mais elles sont verrouillées. » Je me racle la gorge. « Et bloquées par des barres.