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— Bon. Mais… » Elle promène son regard dans la petite maison, impuissante. « Mais c’est sa maison. C’est lui qui a installé tous ces verrous, et les barres, et… enfin… c’est Brett, quoi. Il aurait pu… il aurait pu entrer s’il l’avait voulu. Pas vrai ?

— Je ne sais pas. Bien sûr. Tout est possible. »

Je ne vois pas quoi dire d’autre. L’expression peinte sur son visage, une conviction pure et farouche, indifférente aux preuves ou au sens commun… c’est exaspérant, en un sens, et subitement je me retrouve furieux et épuisé. Je me remémore l’inspecteur McGully contestant mes raisons, me taquinant mais pas vraiment : Ça ne nourrit pas son homme, ça. J’entends Trish, aussi : Tu as vérifié les univers alternatifs ?

Derrière Martha, sur le mur, est accroché un téléviseur à écran plat, rectangle lisse et froid, et je suis frappé par l’inutilité profonde de cet objet, un récepteur pour un signal d’une espèce éteinte, un rappel de tout ce qui est déjà mort, une pierre tombale clouée au mur.

Martha marmonne, à présent, en se frottant les joues de toute la force de ses paumes, se motivant pour se ressaisir.

« Je sais que c’était lui, Henry, me dit-elle. Je t’avais dit qu’il reviendrait, et il est revenu. »

J’erre encore dans le logis, en essayant d’affûter mes pensées, de voir les choses du point de vue de ma cliente. Brett revient mais ne s’approche pas d’elle, ne prend pas le temps de lui parler. Pourquoi ? Il n’est pas de retour, mais il y a une chose qu’il veut lui faire savoir. Il veut laisser un message. Je retourne cette idée en hochant la tête, d’accord… donc, où est le message ? Sur le canapé, Martha Cavatone se tient la tête à deux mains. Ses doigts lui couvrent les joues, le menton et les yeux telle une vigne vierge grimpant sur une maison.

« Il était là, murmure-t-elle pour elle-même. Je sais qu’il est venu.

— Oui.

— Hein ? »

Je l’appelle depuis la cuisine. Je suis devant le placard, celui des cartouches de cigarettes. Elle entre en courant et je me retourne pour la regarder.

« Martha, tu avais raison. Il est bien passé ici. »

Stupéfait, je détache le dessus de la première cartouche selon les pointillés.

« Tiens. »

Martha ouvre des yeux comme des soucoupes.

« Il t’a laissé un mot. Il l’a caché là où il était sûr que tu le trouverais. »

Et j’en rirais presque, parce que c’est ce qui arrive quand on conclut qu’une affaire n’est que du vent, sans solution, qu’il n’y a pas une chance. C’est là qu’on découvre un indice, clair et sans bavure. Il y a même la date, bon sang ! 19 juillet. La date d’aujourd’hui. Je vais m’asseoir à côté de Martha sur le canapé pour lire ce que Brett Cavatone a écrit en caractères soignés.

17 GARVINS FALLS 2e etg. //MR PHILLIPS //MON PETIT SOLEIL À MOI

Martha s’est vidée de toute son anxiété. Elle se lève, bien droite, plus ferme sur ses jambes que jamais, le front clair, un doux miroitement dans les yeux. Sa foi a été récompensée.

« Ce mot a un sens pour toi ? lui demandé-je.

— La dernière phrase, oui, dit-elle doucement, presque dans un chuchotement. Mon petit soleil à moi. Il me disait toujours ça. Juste après notre mariage. Mon petit soleil à moi. » Elle me reprend le carton et le relit, se murmurant les mots à elle-même. « Il me dit ça pour que je sache que c’est bien lui.

— Et le reste ? Garvins Falls ?

— Non. Enfin… on dirait une adresse, mais je ne sais pas où c’est. »

C’est bien une adresse. Garvins Falls Road est une petite route située à l’est du fleuve, au sud de Manchester Street. Une zone plus ou moins industrielle, déjà moche et mal entretenue avant la situation actuelle.

« Et M. Phillips ?

— Non.

— Tu es sûre ?

— Je ne sais pas qui c’est. »

Doucement, je lui reprends le carton des mains et je le relis.

« Martha, il faut que je sois certain d’une chose. Personne d’autre ne connaissait ça ? “Mon petit soleil à moi”, je veux dire. Cette phrase codée ?

— Codée ? »

Le regard de Martha se pose sur moi et elle m’adresse cette expression de pitié perplexe que je reconnais d’avant, quand je faisais des choses qui l’étonnaient – décliner d’un « non merci » poli un second verre de lait chocolaté, ou me lever pour éteindre la télé dès la fin de notre demi-heure autorisée.

« Ce n’est pas une phrase codée, Henry. C’est juste un petit mot doux qu’on avait entre nous. Une expression amoureuse qu’on utilisait. Parce que nous nous aimions.

— Je vois, dis-je en glissant le carton dans ma poche. Bien sûr. Allons-y. »

3

Martha et moi laissons mon vélo enchaîné à la baignoire à oiseaux et partons tous les deux à pied vers Garvins Falls Road, en évitant le centre-ville pour nous en tenir aux petites rues tranquilles, aux quartiers dotés de patrouilles de résidents actives. C’est un peu plus sûr, bien que rien ne le soit.

J’ai des questions plein la tête. Si Brett est réellement revenu, si c’était bien lui, alors pourquoi ? Pourquoi partir puis revenir ? Pourquoi abandonner sa femme, puis repasser pour laisser une adresse ?

Ces détails ne troublent nullement Martha. Elle est propulsée par des bouffées d’anticipation joyeuse.

« Je n’en reviens pas, dit-elle – chantant presque, comme une écolière. On va entrer, et Brett m’attendra là-bas. Je n’arrive pas à y croire ! »

Mais si, elle y croit. Elle y croit à fond. Elle marche si vite le long de Main Street en direction du pont que je dois presser le pas pour rester à sa hauteur, malgré mes longues jambes. Je passe mon bras sous le sien pour tenter de la faire ralentir un peu. Marcher vite n’est pas conseillé – trop de pierres branlantes et d’ornières sur les trottoirs. Elle porte une robe toute simple en coton noir et je suis en costard, et quand je vois nos reflets dans une des dernières vitrines intactes de ce qui était naguère le magasin discount Howager de Loudon Road, je nous trouve un air de voyageurs dans le temps, comme projetés là depuis une autre époque ; les années folles peut-être, ou l’après-guerre, un gars et sa poupée sortis faire un petit tour tranquille après le déjeuner. Qui ont pris par inadvertance un mauvais virage et se sont retrouvés dans une rue en ruine, dans un monde qui s’effondre.

Aucune enseigne n’identifie le bâtiment de Garvins Falls Road, rien n’indique quelles affaires se traitent ou se traitaient là : rien que le numéro 17 tracé au pochoir, à la peinture couleur rouille, sur le mur en brique. À l’intérieur, le hall est décrépit et nu, et il n’y a pas d’ascenseur – rien qu’une lourde porte coupe-feu portant le seul mot ESCALIER, et les portes rouillées d’un monte-charge.

« Bon, dis-je en promenant lentement mon regard autour de nous. D’accord. »

Mais Martha est déjà en mouvement, elle traverse en courant la salle vide et tire sur la porte de l’escalier. Puis elle recule, perplexe, et je pousse un léger sifflement étonné. Derrière la porte, il n’y a rien : l’escalier a disparu, littéralement disparu, on ne voit plus qu’une cage vide avec une rampe qui monte vers les étages. Comme si l’escalier était devenu invisible, une cage d’escalier pour fantômes.

« Hum », fais-je.

Ça ne me plaît pas. C’est délibéré, défensif, une fortification. Martha serre les bras sur ses flancs en regardant vers les hauteurs.

« Il faut qu’on arrive à monter, dit-elle. Qu’est-ce qu’on fait ?