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On dirait un commercial de l’entreprise, et il en est conscient. Il rit, renvoie en arrière ses cheveux qui lui tombent aux épaules.

« Bref, le machin nous arrive dessus, on nous dit que ça va être la fin du monde, et je suis bien placé, voyez ? J’avais un double des clés du mec, j’avais des potes prêts à filer un coup de main, j’avais un camion de côté, j’avais de l’essence. » Un nouveau clin d’œil. Un haussement d’épaules. « Et donc, j’ai récupéré un Office Depot.

— On, Cortez, précise Ellen d’un ton sec. On l’a récupéré. »

Elle est à la porte de la cage d’escalier vide, la main toujours serrée sur le hachoir.

Cortez m’envoie un grand sourire, lève légèrement les yeux au ciel, comme si nous étions complices, lui et moi, les garçons contre les filles. Je l’observe, avec ses cheveux mi-longs noirs, son front bombé, son menton en galoche… il me rappelle un hôte que nous avons eu à la maison quand j’étais petit, un poète célèbre que mon père avait invité pour une conférence à St Anselm’s. Ma mère disait de lui qu’il était « d’une laideur non dénuée de séduction ».

Je jette un nouveau coup d’œil à Martha, pour m’assurer qu’elle va bien. Elle est assise derrière un bureau. La pièce en est remplie : des bureaux en verre, des bureaux à rouleau, d’imposants bureaux en chêne ; beaucoup avec des tiroirs fermés à clé. Une pièce pleine de butin, de recoins cachés, d’objets amassés comme le font les écureuils.

« Connaissez-vous cet individu ? », dis-je en sortant de ma poche la photo de Brett.

Cortez, théâtral, fait semblant de s’effrayer, lève les mains en l’air.

« Oh mon Dieu, mais vous êtes de la police !

— Non, monsieur.

— Refaites-le-moi, me dit-il, rigolard. Le coup de la photo. Redemandez-moi. »

Je pose la photo devant lui.

« Connaissez-vous cet individu ? »

Il tape du plat de la main sur son bureau, enchanté.

« Un poulet, un vrai de vrai ! On dirait un retour d’acide.

— Oui, on le connaît, intervient calmement Ellen à l’autre bout de la pièce, sans lâcher son hachoir. Il est venu ici hier. Vous êtes sa femme ? »

Cortez lui décoche un regard agacé pendant que Martha réprime une exclamation. Ses yeux s’emplissent d’un nouvel espoir, et elle regarde autour d’elle. Elle pense : ici, dans cette pièce même. Elle savoure cette proximité, spatiale à défaut d’être temporelle : il était ici.

« Oui, il était là. » Cortez m’observe de la tête aux pieds, encore émerveillé par ce policier en chair et en os. « Et il a dit que la femme viendrait seule, c’est pourquoi je vous ai agrafé.

— Ça ne fait rien.

— Je ne me suis pas excusé.

— Est-ce que je pourrais juste… » Martha déglutit. Ses mains tremblent. Elle regarde Ellen, puis Cortez, puis de nouveau Ellen. « Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Des trucs, répond simplement Cortez.

— Quoi ? »

Je promène une fois de plus les yeux autour de moi : les bureaux, les armoires, les cartons de nourriture à grignoter : snacks aux fruits, biscuits apéritifs, barres de céréales.

« Comment ça, quoi ? demande Cortez, toujours avec ce grand sourire. C’est ce qu’il voulait ! Des trucs ! Des trucs pour toi, ma petite.

— Pardon… Je ne comprends pas.

— Oh, chérie, dit Ellen en foudroyant Cortez du regard, posant son hachoir pour passer un bras autour des épaules de Martha. Il nous a payés pour prendre soin de toi. Jusqu’à l’après.

— Prendre soin de moi ? répète Martha, les yeux écarquillés. Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire : te donner un paquet de trucs. » Cortez va les rejoindre, toujours sur ses roulettes, et ramasse le hachoir. « Ça veut dire : ne pas te laisser crever.

— La ferme, Cortez, dit Ellen. Ça veut dire qu’il nous a payés d’avance afin qu’on te fournisse ce qu’il faudra pour que tu tiennes jusqu’à la fin. Nourriture, eau potable, piles, lampes électriques, vêtements, tampons… tout, quoi.

— Et si tu as peur des bruits dans la nuit, on fait aussi dans la protection. » Cortez roule jusqu’au bureau, range le hachoir d’Ellen dans un tiroir. « Jusqu’à la fin.

— Mais pas après ? » dis-je.

Cortez ricane et remet les pieds sur la table, aussi désinvolte qu’un requin de la finance.

« Après ? Quiconque fait des promesses pour après est un menteur et un voleur. »

Je tiens toujours mon front ensanglanté en réfléchissant aux dernières révélations, comprenant en même temps que Martha ce que tout cela signifie. Brett a voulu que quelqu’un veille sur elle, ce qui est bien, sauf que cela indique aussi qu’il est parti volontairement. Plus question d’accident ou d’agression. Brett Cavatone a quitté sa femme comme il a apparemment tout fait dans sa vie : avec efficacité, activement et délibérément. Martha regarde droit devant elle, perdue derrière le large meuble. On dirait une petite fille dans le bureau de son père.

« Excusez-moi, dit-elle en se redressant soudain, d’une voix soigneusement contrôlée. Vous avez des cigarettes ?

— Oui, chérie, répond Ellen en ouvrant un coffre gros comme une petite baignoire. Par milliers. »

La douleur de ma blessure récente en a rallumé une autre, comme une boule de flipper heurtant un plot et le faisant clignoter : un point à vif là où j’ai reçu un jour un coup de poinçon, juste en dessous de l’œil gauche. C’est le trafiquant de drogue qui me l’a donné, celui dont le chien est chez moi en ce moment même, attendant que je le nourrisse.

« Cette protection. C’est un service que vous offrez ? dis-je à Cortez. Que vous offrez depuis un moment ? »

De nouveau, son grand sourire.

« C’est ça. Ça vous intéresse ?

— Non merci. Comment les gens vous rémunèrent-ils pour ce service ? »

Le menton fort, le rictus de travers.

« Avec des trucs. Et encore des trucs. Des trucs que je peux refourguer à d’autres. Des denrées que je mets de côté pour les mauvais jours. Pour le grand méchant jour.

— Et lui, comment vous a-t-il payé ? dis-je en lui remontrant la photo.

— Ah ! » Il se frotte les mains, les yeux brillants comme des sous neufs. « Vous voulez voir ? »

* * *

Des pièces métalliques, en tas, en vrac et en piles. Des chromes luisants, du plastique moulé noir, du verre et des cadrans. Je regarde l’entassement, puis regarde Cortez.

« C’est un véhicule. »

Il agite les sourcils d’un air mystérieux : il s’amuse bien. Nous sommes descendus ensemble et en silence par le monte-charge, puis j’ai dû sortir, faire le tour de l’immeuble, et descendre encore une volée de marches branlantes qui ne sont plus accessibles que par une trappe dans le trottoir. Le sous-sol du 17 Garvins Falls Road présente un sol en ciment et de faibles ampoules nues au plafond, branchées sur un générateur au biocarburant, bruyant et malodorant. Je soulève une longue lame de métal renforcé et trouve une inscription au revers, tracée dans une police de bande dessinée : Californie : le pays de la ruée vers l’or ! Je reconnais la typo.

« U-Haul. Un camion de déménagement. »