Выбрать главу

Le sourire tordu de Cortez s’élargit.

« Vous y croyez, à ça ? »

Tout à fait. J’y crois. Rocky Milano m’a menti : il n’obligeait pas son cher gendre et bras droit à trimballer des meubles sur un vélo à dix vitesses. C’est ainsi qu’un restaurant peut rester ouvert : mettre la main sur un véhicule en état de marche, voler ou récupérer par le troc des réserves d’essence ou de biocarburant clandestin, tracer une carte fiable des barrages routiers à éviter. Pas étonnant que Rocky soit si éploré. Il n’a pas seulement perdu un gendre et un employé modèle ; il a aussi perdu l’élément clé de son capital. J’aimerais pouvoir retourner dans ce petit bureau pour l’interroger à nouveau, le pousser dans ses retranchements à propos de ses demi-vérités et ses réponses évasives. Je ne suis pas un flic, lui dirais-je. Juste un type qui essaie d’aider votre fille.

« Ce que je lui ai dit, c’est : si vous voulez me laisser ça, va falloir le démonter, reprend Cortez. J’en tirerai davantage en pièces détachées, vous croyez pas ? »

Je ne me hasarde pas à deviner. Je soulève une barre métallique graisseuse longue comme mon bras.

Cortez glousse de rire, pointe le menton.

« La colonne de direction. »

Je continue d’errer parmi les pièces de camion, identifiant les pédales, les ceintures de sécurité, le fer biseauté de la rampe de chargement. Les formes fracturées d’une chose aussi ordinaire qu’un camion U-Haul, c’est comme une vision d’un souvenir lointain, comme si j’inspectais la carcasse éventrée d’un mastodonte. Deux jantes sont empilées l’une sur l’autre, juste à côté des gros pneus en caoutchouc noir.

Je me redresse et regarde Cortez, ses cheveux à la Jésus, son sourire plein de malice.

« Pourquoi vous aurait-il fait confiance pour honorer un marché ? »

Il plaque une main ouverte contre son plexus solaire, l’air offensé. J’attends.

« Ça fait un bail qu’on se connaît, le trooper et moi. Il sait ce que je suis. » Un sourire de chat du Cheshire. « Je suis un voleur, mais un voleur qui a le sens de l’honneur. Il m’a vu me faire arrêter, m’a vu sortir et reconstruire tout de suite. Parce qu’on peut compter sur moi. Un homme d’affaires se doit d’être fiable, c’est tout. »

J’écarte la compresse de ma tempe – elle est imbibée de sang – et je la remets en place. Rocky Milano n’a pas fermé son restaurant, bien que nous soyons en plein compte à rebours : il a mis les bouchées doubles, augmenté son engagement dans son opération et réaffirmé sa propre identité. Il en va de même pour Cortez le voleur.

« Et en plus, il m’a dit que si je le doublais, si quoi que ce soit arrivait à sa femme, il reviendrait me tuer, ajoute Cortez, presque comme en passant. J’ai connu des gens qui disaient ça sans le penser. J’ai eu l’impression très nette que cet homme-là était sincère.

— Et il ne vous a rien laissé entendre sur ses projets ?

— Eh non. » Cortez marque une pause, avec un sourire narquois. « Mais je vais vous dire une chose. Je ne sais pas où il allait, mais il avait hâte d’y arriver. Je l’ai taquiné là-dessus. Je lui ai dit : pour quelqu’un qui est venu démonter un véhicule, vous êtes sacrément pressé de vous mettre en route. Ça ne l’a pas fait rire, mais alors pas du tout. »

Non, me dis-je. Je veux bien le croire. Si Brett était aussi droit que je le pressens, s’il était l’homme correct et honorable dont tout le monde se souvient, il devait détester venir ici. Je l’imagine, en chemin vers Garvins Falls Road, dans ce camion volé – goûtant sur sa langue l’amertume des dispositions qu’il prenait, de la confiance qu’il accordait à ce type sournois et content de lui. Brett Cavatone démontant entièrement un camion U-Haul, travaillant rapidement et efficacement sous l’œil brillant de Cortez, sans regarder sa montre, faisant juste le boulot avec soin jusqu’à ce que ce soit terminé.

Mon disparu était un homme qui crevait d’envie de partir, fiévreusement, mais qui savait que c’était mal. Il a fait un compromis avec lui-même, trouvé un équilibre moral, a fait le nécessaire, pris des dispositions pour la femme qu’il laissait derrière lui.

Je remercie Cortez.

« Mais de rien, tout le plaisir est pour moi », fait-il avec une courbette.

Je me lève pour aller chercher Martha.

* * *

Dans Garvins Falls Road, dehors, alors que le soleil de la fin d’après-midi baigne d’une exquise lumière dorée les trottoirs défoncés, je me retourne vers l’immeuble tandis que Martha garde les yeux baissés vers la chaussée. Il fait plus chaud qu’hier, mais pas au point que ce soit inconfortable. Deux nuages parfaits se taquinent mutuellement dans le ciel bleu vif. Martha paraît calme et maîtresse d’elle-même, à un point étonnant, étant donné ce qu’elle a appris.

« Je te l’avais dit, souffle-t-elle, très doucement.

— Pardon ?

— Je te l’avais dit, c’est un roc, cet homme. Il est comme ça. Il pense à tout. Il est tellement attentionné ! Même… » Elle sourit, lève la tête vers le soleil. « Même en me quittant, il a fait attention à tout.

— Oui. C’est vrai. »

Au loin, tout là-bas dans le centre-ville de Concord, la sirène anti-tornades mugit. J’imagine le camion entrant en grondant dans l’aire de chargement, McConnell et les autres flics se précipitant dessus, formant leur périmètre, se préparant à décharger.

« Donc, pour être tout à fait clair, Martha, dis-je en tâchant de mettre beaucoup de douceur dans ma voix. Tu ne veux plus que je cherche ton mari ?

— Oh, au contraire, me répond-elle, surprise. Plus que jamais, je veux que tu le retrouves. »

4

On parle toujours de l’astéroïde qui a exterminé les dinosaures comme si cela s’était fait en un jour. Comme si tous les dinosaures avaient été regroupés dans un pré, et que l’astéroïde s’était abattu sur eux, les tuant tous en même temps.

Ce n’est pas ce qui s’est passé, bien sûr. Cela a pris des années… non, pas des années, des milliers d’années. Un astéroïde de 10 kilomètres de diamètre s’est écrasé sur la croûte terrestre à l’emplacement actuel de la péninsule du Yucatan, il y a 65,6 millions d’années, ouvrant un grand trou dans la planète et assombrissant le ciel ; certains dinosaures se sont noyés, d’autres ont brûlé, d’autres encore sont morts de faim, et quelques-uns ont continué à tituber dans ce nouveau monde froid. Eux, et leurs petits, et les petits de leurs petits, mangeaient ce qu’ils trouvaient, se battaient pour des miettes, et finirent par oublier jusqu’à l’existence d’un astéroïde. Un cerveau gros comme une noix, des créatures dépendantes : ils ne connaissaient plus que leur faim.

Cette fois aussi, il y aura deux issues possibles pour nous : la plupart d’entre nous mourront en octobre et lors du violent cataclysme qui s’ensuivra, et beaucoup d’autres plus tard. La mort subite contre la mort lente ; l’instantané certain contre le progressif et l’imprévisible. Mes parents sont tous deux décédés soudainement, dans un claquement de doigts, une fêlure dans le temps : ma mère était là un jour, enterrée le lendemain, puis peu après, mon père, boum, disparu. Pour mon grand-père, cela a été la manière lente : diagnostic, traitement, rémission, rechute, nouveau diagnostic, le cours erratique de la maladie. Il y a eu un après-midi où nous étions tous réunis à son chevet, Nico, moi et une poignée de ses amis, pour lui faire nos adieux, et puis il est allé mieux et a vécu encore six mois, pâle, maigre et irritable.

Naomi Eddes, la femme que j’aimais, a pris l’autre chemin : bang, partie.