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Je me lève, referme mon cahier. Changeons de sujet.

« Ça se passe comment, dans le quartier ?

— Bien. Enfin, je crois.

— L’association des résidents est active ?

— Oui. »

Elle hoche la tête, sans expression, pas du tout intéressée par ce genre de questions, pas prête à se demander comment elle va se débrouiller seule.

« Et j’aimerais te demander, théoriquement : s’il y avait une arme à feu dans la maison…

— Il y en a une. Brett a laissé son… »

Je lève une main pour l’interrompre.

« Théoriquement. Tu saurais t’en servir ?

— Oui. Je sais tirer, oui. »

J’opine du chef. Très bien. Pas besoin d’en savoir plus. La possession privée ou la vente des armes à feu est en principe interdite, même si les opérations de fouilles maison par maison ont été de courte durée, et ont cessé il y a des mois. Évidemment, je ne vais pas pédaler jusqu’au commissariat central de School Street pour rapporter que Martha Cavatone garde sous son lit le revolver de son mari – et la faire incarcérer jusqu’à la fin –, mais ce n’est pas non plus la peine que je connaisse tous les détails.

Martha s’excuse à mi-voix, se lève, ouvre brutalement le placard et tend la main vers une cartouche de cigarettes. Mais elle arrête soudain son geste, claque la porte du placard et fait volte-face pour se presser les yeux du bout des doigts. C’en est presque comique, tant ce comportement est adolescent : le mouvement impérieux pour chercher du réconfort, le refus immédiat et dégoûté. Je me revois dans l’entrée, chez nous, à sept ou huit ans, essayant de flairer un dernier effluve de cannelle et de chewing-gum juste après son départ le soir.

« D’accord, donc, Martha, ce que je peux faire, c’est passer au restaurant pour poser quelques questions… »

Je m’entends parler, et sitôt ces mots sortis de ma bouche elle se précipite pour me sauter au cou, sourit largement contre mon torse, comme si c’était fait, comme si je lui avais déjà ramené son mari et qu’il était là, sur le seuil, prêt à entrer.

« Oh, merci, souffle-t-elle. Merci, merci, Henry.

— Écoute, attends… attends, Martha. »

J’écarte doucement ses bras de mon cou, je recule d’un pas et je tiens ses épaules à bout de bras devant moi. Je tente d’adopter l’esprit austère et l’expression sévère de mon grand-père, de calmer Martha avec son regard dur.

« Je vais faire ce que je peux pour retrouver ton mari, d’accord ?

— D’accord, fait-elle, pantelante. C’est promis ?

— Promis. Je ne peux pas te promettre de le retrouver, et encore moins de le ramener à la maison. Mais je ferai mon possible.

— Bien sûr, je comprends », souffle-t-elle, rayonnante, avant de me serrer de nouveau dans ses bras, indifférente à mes mises en garde.

C’est plus fort que moi, je ne peux pas m’empêcher de sourire à mon tour : quand Martha Milano me serre dans ses bras, moi, je souris.

« Je te paierai, bien sûr, ajoute-t-elle.

— Mais non.

— Non, je sais, pas en argent, mais on trouvera bien quelque chose…

— Martha, non. Je n’accepterai rien de toi. Bon, jetons un coup d’œil un peu partout, tu veux bien ?

— D’accord », dit-elle en séchant ses dernières larmes.

* * *

Martha me dégote une photo récente de son mari, un bon cliché en pied pris lors d’une partie de pêche il y a deux ou trois ans. Je l’observe : Brett Cavatone, un homme de petite taille mais puissamment bâti, prenant la pose classique sur la berge d’un cours d’eau, tenant à bout de bras une perche dégoulinante, l’homme et le poisson fixant l’objectif avec la même expression sceptique et sombre. Brett porte une barbe noire, épaisse et non taillée, mais ses cheveux sont soigneusement coupés à la tondeuse, une brosse militaire qui commence tout juste à repousser.

« Ton mari a été dans l’armée, Martha ?

— Non, il était flic. Comme toi. Mais pas à Concord. Dans la police d’État.

— Il était trooper ?

— Oui. »

Martha me reprend la photo, l’observe avec fierté.

« Pourquoi a-t-il arrêté ?

— Oh, tu sais… il en avait marre. Une envie de changement. Et mon père lançait justement le restaurant, alors, je ne sais pas. »

Elle murmure sa réponse par bribes – marre, envie de changement – comme si cela n’appelait pas d’explications, comme si quitter volontairement la police d’État pouvait aller de soi. Je reprends la photo et la glisse dans ma poche, en songeant à ma brève carrière à moi : quinze mois de patrouille, enquêteur à la police judiciaire pendant quatre mois, puis la mise à la retraite forcée, comme pour mes collègues, le 28 mars de cette année.

Nous parcourons la maison ensemble. Me voilà en train de regarder dans les placards, d’ouvrir les tiroirs de Brett, sans rien découvrir d’intéressant, rien de remarquable : une lampe torche, quelques livres de poche, une douzaine d’onces d’or. Son armoire et sa commode sont encore pleines de vêtements, ce qui, en temps normal, pourrait indiquer une disparition accidentelle plutôt qu’un abandon volontaire du foyer, sauf que la notion de normalité n’a plus cours. Hier, au déjeuner, McGully nous a raconté une histoire qu’il avait entendue : un couple marié sort faire un tour dans White Park, et la femme part en courant, comme ça, littéralement, elle saute une haie et disparaît au loin.

« Elle dit à son mec : “Tu peux me tenir mon cornet de glace une seconde ?”, a ajouté Gully, écroulé de rire, tapant du poing sur la table. Et le pauvre couillon qui reste planté là avec ses deux glaces ! »

L’ameublement de la chambre des Cavatone est élégant, robuste et sans fioritures. Sur la table de chevet de Martha repose un journal intime rose bonbon doté d’un mini cadenas en laiton, comme un journal de petite fille, et en le soulevant je perçois une infime fragrance de cannelle. Parfait. Je souris. Sur l’autre table, celle de Brett, il y a un jeu d’échecs miniature, avec une partie en cours ; Maria m’explique avec un sourire affectueux que son mari joue contre lui-même. Au-dessus de la commode est accroché un petit tableau de bon goût, un christ en croix. Sur le mur de la salle de bains, à côté du miroir, on peut lire un slogan en lettres capitales bien nettes : Si tu es ce que tu dois être, tu embraseras le monde !

« Sainte Catherine, précise Martha, qui apparaît à mes côtés dans la glace et suit les mots du bout de l’index. C’est beau, non ? »

Nous redescendons et nous asseyons face à face sur un canapé marron bien net, dans le salon. La porte d’entrée est garnie d’une colonne de verrous, et les fenêtres de barreaux. Je rouvre mon carnet pour y noter encore quelques détails : l’heure à laquelle son mari est parti travailler hier, celle où son père est passé lui demander : « Tu n’as pas vu Brett ? » et où ils se sont rendu compte qu’il avait disparu.

« La question peut sembler idiote, dis-je une fois que j’ai terminé d’inscrire ses réponses, mais que fait-il en ce moment, à ton avis ? »

Martha triture l’ongle de son petit doigt.

« Si tu savais combien j’y ai pensé ! Tu vas trouver ça bête, mais je pense qu’il fait quelque chose de bien. Il n’est pas du genre à s’en aller sauter à l’élastique, se shooter à l’héroïne ou je ne sais quoi encore. »

J’ai une pensée furtive pour Peter Zell, la dernière pauvre âme que j’ai recherchée, pendant que Martha continue : « S’il est réellement parti, s’il n’est pas… »