Les meilleures études scientifiques existantes indiquent que le jour J, l’atmosphère terrestre sera déchirée par les flammes, comme soumise à une prodigieuse explosion nucléaire : sur la plus grande partie de la planète, il fera une chaleur bouillante, le ciel sera en feu. Des tsunamis hauts comme des gratte-ciel vont s’abattre sur les côtes et noyer tout le monde sur des centaines de kilomètres autour du point d’impact, pendant que sur la planète entière des éruptions volcaniques et des séismes feront convulser le paysage, fendillant la croûte terrestre le long de ses jointures cachées. Puis la photosynthèse, ce tour de magie qui sous-tend toute la chaîne alimentaire, sera étouffée par une couverture de ténèbres tirée sur le Soleil.
Mais personne n’est sûr. Nul ne sait vraiment. Nous disposons de modèles informatiques, basés sur l’événement du Yucatan, sur celui de Sibérie. Mais tout dépendra de la vélocité finale, de l’angle d’approche, de la composition précise de l’objet, de la nature du sol sous le point d’impact. Il est probable que tout le monde ne sera pas tué. Mais la plupart des gens, sans doute. Ce sera de toute manière terrible, mais il est impossible de dire dans quelle mesure. Quiconque fait des promesses concernant l’après est un menteur et un voleur.
À mon retour chez moi, une épaisse enveloppe jaune est coincée entre la porte et l’écran-moustiquaire, si bien que quand je tire ce dernier le paquet tombe sur le perron avec un choc sourd. Je m’accroupis, déchire l’enveloppe d’un doigt et en sors une chemise en carton, bien remplie, portant ce tampon : Dossier de la police d’État du New Hampshire : Brett Alan Cavatone (retr.).
« Merci, Trish », dis-je dans un murmure avant de me tourner vers l’est, dans la direction de School Street, pour lui envoyer un salut réglementaire, aussi doucement que si je lui envoyais un baiser.
En entrant, je referme soigneusement ma porte, car je ne voudrais pas que son claquement réveille Houdini qui ronflote sur le canapé, roulé en boule, la gueule enfoncée dans son flanc tiède. À la cuisine, j’allume trois bougies et je me fais du thé. Le dossier de police est rédigé dans le style concis qui caractérise ce genre de rapport : une nouvelle écrite dans cette prose institutionnelle qui évoque les grésillements d’un talkie-walkie. Le sujet est évoqué partout sous le nom de O. Cavatone. « O » comme « officier ». L’O. Cavatone est sorti de l’académie militaire à telle date. À telle date, il est affecté à la troupe D de la division de la police d’État, au rang de trooper I ; puis transféré dans le Nord, dans la troupe F ; reçoit des félicitations lors d’une petite cérémonie pour avoir sauvé la vie d’une victime d’accident de la route ; est promu trooper II. Prises ensemble, ces pages évoquent une carrière admirable et rectiligne : pas une citation à comparaître, pas un avertissement, pas une tache pour ternir le dossier.
« La médaille du gouverneur, me dis-je tout bas à moi-même en tournant une page, avec un hochement de tête appréciateur. Très bien, O. Cavatone. Félicitations. »
À la moitié de la quatrième page, les brèves informations factuelles cèdent la place à un long paragraphe qui décrit de manière détaillée un incident en particulier. Cela commence par le rapport d’arrestation : quatre suspects arrêtés pour effraction. Le lieu est un abattoir géré par une exploitation laitière appelée Blue Moon, près de Rumney. La mission apparente des présumés coupables était d’installer clandestinement du matériel d’enregistrement vidéo, mais ils ont déclenché par mégarde une alarme et ont été appréhendés alors qu’ils fuyaient les lieux. Ils ont alors expliqué à l’officier qui avait procédé à l’arrestation – l’O. Cavatone – que leur action avait pour but de rassembler des preuves que le bétail était traité de manière inhumaine et contraire aux normes sanitaires ; de « provoquer horreur et outrage, dit le rapport, envers Blue Moon en particulier et les pratiques agricoles américaines en général ».
Ça me rappelle quelque chose, cette histoire d’abattoir. Je me lève pour faire un peu les cent pas dans la cuisine sombre, espérant stimuler ainsi ma mémoire. D’après la date portée dans le dossier, cela s’est passé il y a deux ans et demi. J’ai dû en lire le récit dans le Monitor, à moins que nous ayons étudié le cas à l’école de police. Un crime d’un genre intéressant, une catégorie de motivations inhabituelle dans cette partie-ci du monde : la provocation politique, des étudiants en cagoule et foulards tie-and-die, posant des caméras vidéo.
Houdini murmure dans son sommeil et grogne un peu. Je bois une petite gorgée de mon thé. Il est froid. Je reprends le dossier, lis les noms des personnes appréhendées, dont toutes ont été condamnées pour effraction, plus activité criminelle pour d’eux d’entre elles. Marcus Norman, Julia Stone, Annabelle Demetrios, Frank Cignal.
Je relis ces noms, les scrute en tambourinant du bout des doigts. Pourquoi le dossier de l’O. Cavatone comprend-il un rapport détaillé sur cette affaire-là en particulier, pourquoi un paragraphe entier sur l’arrestation, alors qu’il a dû en mener à bien des centaines au cours de ses vingt-six ans de carrière ?
Il s’avère que la réponse n’est pas difficile à trouver. De fait, elle est surlignée – littéralement surlignée, au Stabilo, à la page suivante.
« Les charges contre les suspects ont été annulées, l’O. Cavatone ayant omis à plusieurs occasions d’apporter un témoignage approprié. »
L’incident Blue Moon est le dernier du dossier Brett Cavatone. Ensuite, plus rien : pas d’informations sur son départ, aucun rapport sur une mise à pied ou une retraite anticipée. Le reste de l’histoire, je le connais déjà, plus ou moins : Brett quitte la police d’État quelques mois plus tard, à l’âge de trente ans, et s’en va travailler dans la pizzeria de son beau-père. Après quoi, il y a trois jours de cela, il disparaît.
Je me lève et m’étire, le corps entier endolori jusqu’aux os. Mon corps réclame du sommeil à grands cris – du sommeil ou du café. J’ai un battement sourd dans la tempe, et c’est seulement en élevant un doigt vers le petit creux sous mon œil que je me rappelle avoir été attaqué à coups d’agrafeuse plus tôt dans la journée. Je déplace doucement Houdini pour m’allonger à côté de lui dans la pénombre, mais quelques minutes plus tard je suis à nouveau debout, en train de rouvrir le dossier, pour le relire, encore et encore, incapable de m’arrêter : le désir obsessionnel de découvrir quelque chose parle en moi comme les oiseaux du matin, ou comme une bande de gamins désobéissants.
« Je vais prendre le homard thermidor, déclare l’inspecteur Culverson.
— Y en a pas, réplique Ruth-Ann avec un soupir appuyé.
— Le coq au vin ?
— Non plus.
— Vous plaisantez.
— Désolée. »
Nous sommes en milieu de matinée le lendemain, un vendredi, et Culverson et Ruth-Ann se livrent à ce badinage que je trouve amusant d’habitude, mais aujourd’hui je tambourine des doigts sur la banquette et je me tortille avec impatience pendant qu’ils font leur numéro tous les deux. L’inspecteur McGully n’est pas encore arrivé, mais ça ne fait rien, c’est l’avis de Culverson que je veux.
« Bon, dis-je aussitôt que Ruth-Ann a tourné les talons pour regagner sa cuisine. Tiens, regarde. »
Je fais glisser le dossier vers lui. Pas tout, juste les deux dernières pages.
« Dis-moi ce que tu vois. »
Il déplie lentement ses lunettes. « C’est ton type qui a mis les bouts ? Le copain de ta baby-sitter ?