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— Son mari.

— Ah, je croyais qu’ils n’étaient pas mariés.

— Tu veux bien te contenter de regarder ? »

Culverson soulève les pages et les lit en diagonale, ses lunettes perchées sur le bout du nez, pour arriver rapidement à la même conclusion que moi.

« On dirait bien qu’il s’est fait virer.

— Oui.

— Mais que quelqu’un ne veut pas le dire. »

Je souris largement.

« C’est ça ! Exactement.

— Mais qu’est-ce qu’il fabrique, McGully ? s’interroge Culverson en se redressant pour regarder vers la porte.

— Aucune idée, dis-je rapidement en tapotant le dossier. Mais la question est : pourquoi ? Pas vrai ? Pourquoi a-t-on viré ce mec ? D’accord, il ne se présente pas pour faire sa déposition.

— Bon. Mais on ne vire pas quelqu’un pour ça.

— Bon. » Une pause. Je respire à fond. « Mais s’il n’avait pas été en mesure d’y aller ?

— Comment ça ? Tu penses qu’il était alcoolo ? »

Ruth-Ann arrive avec deux bols de bouillie d’avoine.

« Le homard thermidor, dit-elle en en posant un devant moi. Et le coq au vin, ajoute-t-elle en donnant le sien à Culverson.

— Non, dis-je une fois qu’elle a tourné le dos. Non, pas alcoolo.

— Écoute, Stretch, si tu as eu une illumination et que tu veux la partager avec moi, ne tourne pas autour du pot. » Il coince sa serviette dans le col de sa chemise et l’étale sur son torse comme une serviette à homard. « Tu n’es peut-être pas au courant, mais la vie est courte.

— C’est Brett qui a inventé les noms des spécialités maison.

— Hein ?

— À la pizzeria. Rocky me l’a dit – Rocky c’est le boss, le beau-père. Il m’a dit ça. Brett quitte les troopers après son histoire à la ferme laitière, il va bosser dans le restau de son beau-père, et un de ses premiers boulots est de trouver des noms pour les spécialités. Il donne à toutes des noms de filles figurant dans des classiques du rock. Layla : un prénom rare et particulier. Hazel : rare et particulier. Sally Simpson : rare et particulier. Et puis… Julia. »

Il regarde mon doigt pointé, que j’ai posé sur le dossier, sur la liste des suspects. Marcus Norman, Julia Stone, Annabelle Demetrios, Frank Cignal.

« Palace.

— Sur tous les noms de filles qu’on trouve dans toutes les chansons du monde ?

— Palace !

— Et même, sur tous les noms de filles qu’on trouve dans les chansons des Beatles ? Pourquoi choisir Julia ? » Je tape du bout du doigt sur la page. « Pourquoi, à moins d’avoir une femme en tête ?

— Je ne suis pas très “Beatles”, me répond Culverson en touillant du miel dans son avoine. Tu n’aurais pas plutôt des indices liés à Earth, Wind and Fire ?

— Allez, quoi, Culverson.

— Je te taquine.

— Je sais. Mais tu crois que ça se tient ?

— Franchement ? Non. » Il me décoche un grand sourire. « Tu es parti te promener, mon jeune ami. Tu t’es tellement éloigné des preuves disponibles que tu as beau être une grande perche, je ne te vois même plus à l’horizon. »

Je croise les bras.

« Peut-être. N’empêche que j’ai raison.

— C’est possible. »

Culverson est l’être vivant que je connais depuis le plus longtemps, excepté ma sœur. Il y a longtemps, quand j’étais encore enfant, c’est lui qui a élucidé le meurtre de ma mère.

« Et, oh, tu sais quoi ? ajoute-t-il. Le monde est sur le point de sauter. Alors, fais-toi plaisir. Tu as une dernière adresse connue pour la jeune Julia ?

— Oui, dis-je en tapant de nouveau du doigt sur le dossier. Durham.

— Durham ?

— Oui. Au moment de l’incident, elle était en troisième année à l’université du New Hampshire. À Durham.

— Donc, sa dernière adresse connue se trouve en République libre. Tu serais prêt à aller faire du porte-à-porte là-bas ?

— Non. Enfin, peut-être. » Je crispe la mâchoire, dents serrées. Le plus dur est devant moi. « En fait, je connais quelqu’un qui pourrait nous aider. »

Culverson hausse les sourcils.

« Ah oui ? Qui donc ? »

Sauvé par le gong. Le carillon de la porte retentit, et McGully entre avec une vieille valise Samsonite, tel un VRP en goguette. Nous le regardons, Culverson et moi, et Ruth-Ann lève les yeux derrière son comptoir, pour observer le vieux McGully avec sa valise et ses bottes. Personne ne dit mot. Ça y est, voilà, c’est comme s’il était déjà parti : sous nos yeux, il passe de la couleur au noir et blanc. Il reste à la porte du restaurant, dans la petite entrée à côté de la caisse où sont encore accrochées des photos du proprio, Bob Galicki, serrant la main de diverses personnalités politiques, et où il y a un distributeur de chewing-gums à l’ancienne. Les chewing-gums sont partis depuis longtemps ; le globe de verre, brisé depuis longtemps aussi.

Culverson s’adosse à sa banquette ; McGully nous regarde fixement en silence.

« Bon Dieu, souffle Culverson. Tu vas où ?

— La Nouvelle-Orléans. Je vais partir à pied le long de la 95 en attendant de trouver un bus qui descende vers le sud. »

Culverson hoche la tête. Je reste muet. Que dire ? À la périphérie de mon champ de vision, Ruth-Ann se tient raide comme un piquet derrière son comptoir, pichet à la main, les yeux rivés sur McGully à la porte.

« Tu l’as dit à Beth ? s’enquiert Culverson.

— Bah, non. » McGully nous montre un instant son sourire de singe, très vite, puis regarde par terre. « Je lui ai dit plein de fois qu’on devrait se tirer d’ici, vous savez, qu’on devrait changer d’air, mais elle est… installée, vous voyez ? Elle ne veut pas quitter la maison. C’est là que sa mère est morte. »

Il lève la tête, puis la rebaisse, marmonne dans le col de sa chemise.

« Enfin, je lui ai laissé un mot. Un petit mot.

— Hé, McGully… dis-je – mais il me coupe la parole.

— Non, toi, tais-toi.

— Quoi ? »

Et soudain il se met à me crier dessus, furieux, en s’approchant de moi à grands pas.

« T’es vraiment un gamin, tu le sais, ça ? » Il se penche sur moi. Je me ratatine sur la banquette. « Dans ton petit univers bien rangé, avec tes petits carnets, les bons et les méchants. C’est fini, tout ça, mon pote. Terminé.

— Du calme, fait Culverson en se levant à demi, allez, du calme, quoi. »

Mais McGully me brandit son index sous le nez.

« Attends un peu qu’il n’y ait plus d’eau. Attends, tu verras. » Il grogne maintenant, montre les dents. « Tu penses que ce flic est un méchant, ton disparu ? Et moi, tu crois que je fais partie des méchants aussi ?

— Je n’ai pas dit ça… »

Il ne m’écoute pas. Ce n’est même pas à moi qu’il s’adresse, pas vraiment.

« Attends un peu qu’il n’y ait plus d’eau au robinet. Là, tu vas en voir, des méchants. OK ? »

Il est écarlate, le souffle court. Je commence par me taire, mais visiblement il attend une réponse.

« OK.

— OK, le petit malin ?

— OK. »

Je croise son regard et il hoche la tête, s’écarte un peu de moi. Personne ne dit plus rien. Ses semelles grincent sur le lino lorsqu’il s’en retourne, et Ruth-Ann désapprouve d’un claquement de langue les marques qu’il laisse au sol. Puis la porte carillonne, et le voilà parti. En fuite. Nous nous regardons pendant une demi-seconde, Culverson et moi, après quoi je me lève, laissant ma bouillie d’avoine intacte sur la table.

« Alors, fait Culverson à mi-voix. La fac du New Hampshire, donc ?