— Ouais. Juste une journée, je pense. Le temps de faire l’aller-retour. »
Il hoche la tête.
« Je vois.
— Le seul souci, ce sont les gamins. »
Je lui parle alors de Micah et d’Alyssa, de l’histoire du sabre, et il me répond « d’accord, pas de problème », me dit qu’il va tâcher de s’en occuper. Nous discutons à voix basse, prudemment, sans trop bouger, car l’énergie rageuse de McGully vibre encore dans la pièce.
J’arrache la page idoine de mon cahier, et Culverson la fourre dans sa poche de poitrine.
« Vas-y, Henry. Va résoudre ton affaire, me dit-il. Et fais ça bien. »
Je reste assis sur mon banc d’arrêt de bus, en face de la friperie Next Time Around, pendant trente secondes, une minute peut-être, afin de rassembler mon courage. Puis je me lève, traverse la rue d’un pas décidé, et frappe à la porte.
Personne ne vient m’ouvrir. Je reste planté là comme un idiot. Quelque part, plus loin dans Wilson Avenue, résonne un bruit à la fois sonore et assourdi, comme si quelqu’un entrechoquait deux couvercles de poubelle en métal. Je frappe de nouveau, plus fort cette fois, assez fort pour secouer la vitre de la porte. Je sais qu’ils sont là. Je suis en train de me pencher pour tâcher de regarder à travers le voilage lorsqu’on ouvre brutalement : c’est le gros jeune homme aux cheveux gras, coiffé d’un bonnet de laine malgré la chaleur.
« Ouais, grogne-t-il. Quoi ?
— Je m’appelle Henry Palace… »
Et sans me laisser terminer ma phrase, Nico déboule et bouscule le corps voûté du type pour me sauter au cou et me serrer comme une folle.
« Henry ! Mais qu’est-ce que tu fais là ? »
Heureuse, souriante, elle recule d’un pas pour mieux me voir puis me serre de nouveau dans ses bras. Moi aussi, je la regarde, je l’observe un bon coup, ma frangine : elle porte un maillot de corps d’homme et un pantalon de treillis camouflage, et une clope American Spirit lui pend du bec tel un bâton de sucette. Ses cheveux ont été coupés court, un peu n’importe comment, et teints en noir ; le changement est spectaculaire et tout à fait catastrophique. Mais ses yeux, eux, n’ont pas changé : ils sont toujours brillants, malicieux et pleins d’intelligence.
« Je le savais ! me dit-elle en levant la tête vers moi, toujours un grand sourire aux lèvres. Je le savais, qu’on se reverrait ! »
Je ne réponds pas, je souris, et je jette un regard derrière elle, vers la pièce encombrée, les portants à roulettes et les caisses remplies de vêtements, les mannequins disposés dans toutes sortes de poses obscènes. Il y a là un homme endormi par terre, torse nu, entortillé dans ses draps, ainsi qu’une femme assise en tailleur qui se tire les cartes. Un ersatz de table – une planche de contreplaqué posée sur deux tréteaux, jonchée de papier à dessin et de vieux journaux. Il règne dans la boutique une odeur de moisi, de cigarettes et de sueur. Le petit gros à bonnet de laine se penche par-dessus le corps du dormeur pour attraper un bec Bunsen et allume sa cigarette à la flamme bleue.
« Alors, quoi de neuf ? me demande Nico. Qu’est-ce que tu veux ? »
Ce que je veux, subitement et farouchement, c’est sortir ma sœur de ce squat immonde, l’en extraire comme ces détectives privés qui sauvent des jeunes d’une secte et les ramènent à leurs parents. Ce que je veux, c’est lui dire qu’il faut qu’elle se tire de ce… cette… ce dortoir, cette auberge espagnole, ce magasin sordide où elle a décidé de passer les derniers jours de l’histoire de l’humanité, au lit avec ce ramassis de théoriciens du complot infestés de vermine. Ce que je veux, c’est qu’elle renonce aux fantasmagories qui gouvernent ses actes en ce moment, et qu’elle vienne vivre là où je peux la voir. J’ai envie de lui hurler que, nom de Dieu, elle est tout ce qui me reste, elle est la seule personne en vie qui soit encore un peu à moi, et que ses décisions malavisées me désolent autant qu’elles me mettent en rage.
« Hen ? » fait Nico en tirant sur sa cigarette avant de souffler sa fumée par le nez.
Je ne dis rien de tout cela. Non, je lui souris.
« Nico. J’ai besoin de ton aide. »
Troisième partie
Rituels et mots de passe
Samedi 21 juillet
Ascension droite : 20 03 13,8
Déclinaison : – 60 44 02
Élongation : 139,9
Delta : 0,844 ua
1
C’est en cherchant la femme que je trouverai l’homme.
Culverson a raison. Voyons les choses avec objectivité : mon plan est pour le moins tiré par les cheveux. C’est un plan de débutant ou d’imbécile heureux : aller chercher quelqu’un pile à l’endroit de Nouvelle-Angleterre où localiser qui que ce soit est certainement le plus difficile. Une femme dont je n’ai aucune description physique, rien qu’un âge approximatif et une adresse périmée. Et pourquoi ? Parce que cette femme a peut-être, ou pas, eu une liaison il y a deux ans avec le bonhomme que je recherche en ce moment.
Et le plus beau, c’est que McGully aussi a raison – cela ne m’échappe pas. Il y a une facette de mon caractère qui a tendance à se jeter sur un problème difficile mais potentiellement soluble, plutôt qu’affronter le vaste problème insoluble qui serait la seule chose que je verrais, si je levais le nez – au sens propre comme au figuré – de mes carnets bleus. Je pourrais être en train de faire un million de choses, plutôt que des heures sup’ pour résoudre tout seul un abandon de domicile et tâcher de consoler le cœur brisé de Martha Milano. Et pourtant, c’est ce que je fais. C’est ce qui a un sens pour moi, et ce depuis longtemps. Une grande partie des dangers et du déclin que connaît le monde actuel n’étaient pas inéluctables, mais découlent du fait que tout le monde, dans sa terreur, fuit toutes ces choses qui ont un sens depuis toujours.
Voilà en tout cas le genre de pensées que j’ai en tête, et c’est ce que je me dis en ce moment même, alors que je prends la route pour Durham, préférant pédaler de nuit, en direction du sud-est sur la route 202 avec ma foldingue de sœur comme acolyte, propulsé par un mélange d’instinct et de pifomètre. Durham n’est qu’à un peu plus de soixante bornes de Concord : un trajet facile à couvrir à vélo lorsqu’il n’y a aucune circulation et que l’on roule par un temps d’été très doux, parmi les trilles des oiseaux nocturnes. Parfois Nico roule devant, parfois je la double, et nous nous crions des blagues, des petites observations, nous nous enquérons l’un de l’autre :
« Ça va, toi ?
— Ouais, frangin. Et toi ?
— Oui oui. »
À un moment, les phares d’un bus apparaissent dans la nuit, évoquant un poisson-lanterne. Ils se rapprochent, passent à toute vitesse. Un bus de charité, roulant à je ne sais quel carburant trafiqué, bourré de passagers chantant et tapant dans leurs mains, le toit couvert de bagages sanglés en équilibre précaire : les voilà partis faire une BA quelque part au nom de Jésus. Nous regardons les feux arrière disparaître au loin vers l’ouest, et le spectacle autrefois familier de phares d’autobus sur une autoroute de nuit nous paraît aussi irréel que si un char d’assaut venait de passer.
Il y a bien longtemps que je n’ai pas mis les pieds à l’UNH, l’université du New Hampshire. J’y suis allé avant, au bon vieux temps, mais pas depuis Maïa, et pas non plus depuis la « révolution » pacifique de janvier, durant laquelle un groupe d’étudiants a viré l’équipe enseignante et le personnel, a pris le pouvoir sur le campus et l’a rebaptisé « République libre du New Hampshire ». Le projet, en principe, était de monter rapidement une société utopique où les participants volontaires pourraient passer la fin de leurs jours dans une harmonie communautaire avec leurs frères et sœurs, chacun mettant la main à la pâte, chacun respectant la liberté des autres de terminer leur vie comme bon leur semblait.