Nico, comme je m’en doutais, a déjà fait de nombreux séjours en République libre. Il s’avère même que son petit QG de Concord est une sorte de bureau satellite de la République libre. Et le plus important est ceci : elle prétend savoir exactement comment me faire entrer.
« Oh oui, m’a-t-elle dit avec un grand sourire, ravie d’être en possession de quelque chose dont j’avais besoin, quand je lui ai expliqué mon dilemme. Je connais l’endroit. Très bien, même. Je connais tous les rituels et les mots de passe. »
Et quand je lui ai révélé qui était le client, quand je lui ai dit que l’homme que je cherchais était l’époux de Martha Milano, cela a encore arrangé les choses : Nico s’est fait une joie de préparer ses affaires pour m’aider à m’orienter.
Il n’y avait qu’une condition – et c’est ce qu’elle m’a répondu, évidemment, elle a plissé les yeux façon gros dur de film de gangster pour me dire : « À une condition… » Après le voyage, une fois que j’aurais obtenu ce que je voulais, je devais lui promettre de l’écouter, pour qu’elle m’explique ce que ses copains et elle-même mijotaient.
« Pas de problème, tu penses ! », lui ai-je répondu.
Nous étions dans la friperie, vautrés dans deux fauteuils poire d’une saleté repoussante, parlant à voix basse.
« Je suis sérieuse, Hen.
— Eh bien quoi ?
— Je te connais : tu dis que tu vas écouter, mais quand on te parle tu es ailleurs dans ta tête, en train d’avoir une sorte de dialogue de flic compliqué avec toi-même à propos d’autre chose.
— C’est faux.
— Promets-moi juste que quand je t’expliquerai tout, tu m’écouteras avec un esprit ouvert.
— C’est promis, Nic. »
Voilà ce que je lui ai dit, tout en m’extrayant avec difficulté du fauteuil poire. Je l’ai même regardée dans les yeux pour bien lui montrer que je l’écoutais, elle, et non des voix dans ma tête.
Et maintenant, nous voilà en train de pédaler sur la 202, à travers les comtés boisés, au-delà de Northwood Center et de Northwood Ridge, bavardant parfois, chantant, ou filant simplement en silence, l’oreille écoutant au loin les bruits sourds de l’abattage des arbres que l’on coupe pour fournir du bois de chauffage. Cela a été plus dur pour Nico que pour moi, tout ce qui s’est passé, la série d’événements catastrophiques qui ont marqué notre enfance. J’avais douze ans et elle six quand notre mère a été assassinée sur le parking d’un Market Basket, que notre père s’est pendu avec un cordon de rideau, et qu’on nous a envoyés vivre chez notre grand-père sévère et indifférent.
J’aurais bien du mal à démêler ces trois traumatismes successifs et liés, à les séparer pour déterminer lequel m’a le plus affecté. Je peux cependant affirmer sans me tromper que, pour douloureux que tout cela ait été pour moi, cela a balayé ma sœur comme un tsunami – cela lui a enfoncé la tête sous l’eau sans qu’elle puisse jamais reprendre son souffle. À six ans, elle était un petit diamant scintillant : agile d’esprit, impatiente, curieuse, vive, adaptable. Puis est arrivée cette immense vague de chagrin, qui l’a renversée, entraînée, emplie de douleur comme l’eau envahit les poumons d’un homme qui se noie.
Quelque part à l’est d’Epsom, Nico commence à chanter, un air que je reconnais immédiatement comme étant de Dylan, sauf que je n’arrive pas à retrouver quelle chanson ; et c’est étrange, quand on y pense, qu’elle puisse en connaître une mieux que moi. Mais ensuite, elle arrive au refrain et je me rends compte que c’est « One Headlight », un morceau du fils de Dylan.
« J’adore cette chanson, dis-je. C’est à cause de Martha que tu la chantes ?
— Hein ? Pourquoi ? »
Je me rapproche pour pédaler à ses côtés.
« Tu ne te rappelles pas ? Ce printemps-là, elle l’écoutait en boucle.
— Ah bon ? Parce qu’on la voyait à l’époque ?
— Tu plaisantes ? Elle était tout le temps avec nous. Elle nous préparait le dîner tous les soirs. »
Nico détourne la tête, hausse les épaules. Lorsque nous évoquons cette sinistre période de notre mémoire commune, nous l’appelons invariablement ce printemps-là, plutôt qu’employer la formulation encombrante qui serait plus adéquate : « les cinq mois qui se sont écoulés entre la mort tragique de maman et celle de papa ».
« Sérieusement, tu ne t’en souviens pas ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— À moi, rien. »
Elle donne un bon coup de pédale pour se propulser en avant, reprend la tête, et se remet à chanter. « Me and Cinderella, we put it all together… » Houdini est dans la remorque accrochée à mon vélo, couché sur nos affaires, et il halète, plein de joie, sa drôle de petite langue rose savourant la brise.
Il est minuit passé lorsque nous atteignons l’India Garden, le restaurant immonde situé juste à la sortie du campus, qui est, allez savoir pourquoi, l’endroit que Nathanael Palace a choisi pour déjeuner lorsque j’étais élève de première et que nous sommes venus visiter les lieux. Un éclairage tamisé et bariolé à la fois, des employés indifférents ; de copieuses portions d’une nourriture à peine mangeable, à la texture étrange, et bien trop épicée. De toute manière, je n’avais aucune intention d’user mes culottes sur les bancs de l’université du New Hampshire. Pour entrer dans la police de Concord, il suffisait de valider soixante heures de cours dans l’enseignement supérieur, et c’est donc ce que j’ai fait : soixante heures et pas une de plus à l’Institut de technologie du New Hampshire, et en route pour l’académie de police. Je me disais que mon grand-père serait fier un jour, une fois que je serais en poste, mais le temps que j’obtienne mon diplôme il était déjà mort.
Nico et moi mettons nos vélos sur béquille et errons dans le restaurant abandonné, tels des visiteurs venus d’une autre planète. L’enseigne a été arrachée, les fenêtres et la porte fracassées à l’aide d’un objet contondant, mais l’intérieur est intact, préservé comme pour être exposé dans un musée. De longues rangées de poêlons sous des lampes à infrarouge depuis longtemps refroidies, des tables rectangulaires et banales. L’odeur n’a pas changé non plus : curcuma et cumin, et un faible remugle de vieille serpillière montant du sol en lino. La caisse, par miracle, contient encore de l’argent : quatre billets de 20 dollars ramollis. Je les palpe entre le pouce et l’index. Des morceaux de papier sans valeur ; de l’histoire ancienne.
Houdini s’est endormi dans la remorque, niché entre mes bouteilles d’eau, mes sandwiches au beurre de cacahuète, mes barres énergétiques et ma trousse de premiers secours, les paupières frémissantes, respirant doucement, comme un enfant. Je l’en sors et le dépose avec précaution sur un lit de sacs de riz vides. Nico et moi déroulons nos sacs de couchage et nous installons par terre.
« Au fait, elle te paie combien pour le job ? me demande ma sœur.
— Quoi ? »
Je sors le petit Ruger de ma poche de pantalon et le dépose à côté de mon tapis de sol.
« Martha Milano. Elle te donne quoi pour retrouver son bon à rien de mari ? »
Je hausse les épaules, me sens rougir.