« Bah, je ne sais pas, rien… En fait, c’est juste que… Il lui avait promis de rester jusqu’au bout avec elle. Elle est dans tous ses états.
— T’es vraiment couillon, me répond Nico, et malgré la nuit je sais qu’elle sourit, je l’entends dans sa voix.
— Je sais. Bonne nuit, Nic.
— Bonne nuit, Hen. »
Le drapeau de l’État du New Hampshire ne flotte plus au-dessus de Thompson Hall, on l’a remplacé par un autre. Celui-ci représente un astéroïde stylisé, gris acier et étincelant, traversant le ciel en laissant une longue traînée étoilée semblable à une cape de super-héros. Cet astéroïde, toutefois, fonce non pas vers la Terre mais vers un poing serré. Le drapeau est gigantesque, c’est en fait un drap de lit peint, qui claque avec entrain dans le vent d’été.
« Tu n’aurais pas dû venir en costard, me répète Nico pour la troisième fois de la matinée.
— C’est tout ce que j’ai emporté. Ça ira très bien. »
Nous sommes en train de gravir la longue colline couverte de sanguinelle et de romulée rose, dirigeant nos pas vers l’altière façade de Thompson Hall. Houdini trotte à nos côtés.
« On se rend dans une société utopique, fondée par des étudiants hyperintellectuels. On est en juillet. Tu aurais dû mettre un short.
— Ça ira très bien, je te dis. »
Nico prend un ou deux pas d’avance sur moi et lève une main pour saluer les deux jeunes femmes – jeunes filles, plutôt – qui descendent les marches du bâtiment pour venir à notre rencontre. L’une est une Afro-Américaine à la peau claire avec des tresses couchées, un pantalon corsaire vert et un tee-shirt de l’UNH. L’autre, une fille au teint pâle, menue, en robe d’été, les cheveux attachés en queue-de-cheval. À notre approche, une fois passé le mât du drapeau, elles braquent sur nous des fusils.
Je m’immobilise.
« Salut, leur lance Nico, aimable et tranquille. Pas sur un boum…
—… sur un murmure »,[1] enchaîne la fille en robe d’été – et sur ces mots, les canons s’abaissent.
Ma sœur me fait un clin d’œil rusé, presque imperceptible – oui, elle connaît les rituels et les mots de passe –, et je soupire de soulagement. Cet instant de péril a complètement échappé à mon vaillant protecteur : Houdini est occupé à renifler le sol et à arracher des touffes d’herbes sauvages avec ses dents.
« Dis donc, on se connaît ! lance la fille blanche et menue à Nico, qui sourit.
— Tout à fait. Tu t’appelles Beau, c’est bien ça ?
— Ouais. Et toi, tu es Nico. La copine de Jordan. Tu étais là quand on a installé la serre.
— C’est bien ça. Et alors, elle marche, cette serre ?
— Comme ci, comme ça. La beuh pousse super bien, mais les tomates ne veulent pas prendre. »
La Noire et moi, pendant cet échange, nous regardons et nous sourions gauchement, tels des invités à un cocktail qui ne se connaissent pas. Nous ne sommes pas seuls, ai-je remarqué : perchés sur le mur de pierre qui part du côté droit du bâtiment, il y a deux garçons, tout en noir, le bas du visage caché par un foulard. Ils sont allongés au sommet du mur, détendus mais attentifs, comme des panthères.
« Tu es de surveillance, maintenant ? demande Nico à Beau.
— Eh oui. Au fait, je vous présente ma chérie, Sport.
— Salut », nous lance l’autre fille.
Nico lui adresse un sourire chaleureux.
« Et lui, c’est Hank. »
Nous échangeons des poignées de main.
« Bon, désolée, dit ensuite Beau en s’avançant.
— Pas de problème », la rassure Nico.
Et elles nous palpent de haut en bas, l’un après l’autre, une fouille rapide et sommaire. Elles ouvrent le lourd sac de sport que Nico a apporté avec elle, jettent un coup d’œil à l’intérieur, puis remontent la fermeture Éclair. Pour ma part, je suis venu les mains vides : je n’ai que deux carnets bleus dans la poche intérieure de ma veste. Nico m’a fortement incité à laisser le pistolet au restaurant.
« Pourquoi es-tu habillé comme ça ? », me demande Sport.
Je baisse la tête, puis la relève.
« Euh, je ne sais pas. »
Je perçois physiquement l’agacement qui émane de Nico.
« Il est en deuil, dit ma sœur. Il porte le deuil du monde.
— C’est bon, vous êtes clean, intervient gaiement Beau. Comme vous le savez.
— Oh, qu’il est mignon ! s’exclame Sport en se baissant pour caresser le chien. Il est de quelle race ?
— C’est un bichon frisé.
— Trop mignon », insiste-t-elle, et j’ai l’impression que nous avons basculé dans une autre dimension : nous sommes des gens simplement réunis devant un campus. Pelouse verte, ciel bleu, chien blanc, un groupe d’amis. L’inspecteur McGully a déjà fait des remarques sur le temps sublime que nous avions cet été. Il appelle ça « un temps casse-burnes », parce que « ça, c’est Dieu qui nous donne un grand coup de pied dans les couilles ».
Ce bon vieux McGully, me dis-je au passage. Et dire qu’il est parti.
Les gars allongés sur le mur ne nous sont pas présentés, mais leur attitude et leur manière de se tenir me sont familières ; c’est le genre de jeunes hommes que l’on voyait auparavant au journal du soir, filant dans les rues des villes dans des nuages de gaz lacrymogène, manifestant contre les rencontres internationales des organisations financières. Ces deux-là ont l’air calmes et maîtres d’eux-mêmes, ils laissent pendre leurs jambes le long du mur de pierre de l’université, se passent une cigarette ou un joint, le torse barré d’une ceinture de munitions, à l’oblique, comme une ceinture de sécurité.
« Bon, alors, dit Nico. Hank m’accompagne, juste pour la journée. Il cherche quelqu’un.
— Ah, fait Sport. En fait… »
Elle se tait, se crispe, et jette un regard à Beau, qui fait non de la tête.
« Toi, ça va, tu es déjà venue, dit cette dernière à Nico. Mais malheureusement, ton ami va devoir être mis en quarantaine.
— En quarantaine ? »
En quarantaine ! Il ne manquait plus que ça.
« C’est un nouveau système », explique Beau.
Elle a beau être une petite femme avec une petite voix, il est clair qu’elle n’est pas timide. Au contraire, quelque chose en elle vous intime de l’écouter avec attention.
« C’est Comfort qui a lancé l’idée, mais elle a été validée par un vote du Grand Groupe. Pendant la quarantaine, les nouveaux venus sont informés du fonctionnement de notre communauté. Dépouillés de leurs vieilles idées sur la vie individualiste, et de leurs effets personnels par la même occasion. » Elle est lancée, et on sent bien qu’elle récite un discours préparé. « En quarantaine, les nouveaux apprennent comment tout se passe en République, et à faire passer les besoins de la communauté avant les leurs propres.
— C’est qu’on a eu beaucoup de gens qui se sont pointés comme ça, sans prévenir », précise Sport sur un ton plus détendu.
Beau se renfrogne : elle préférait son explication officielle.
« Quel genre de gens ? Des flics infiltrés ? Des informateurs ? s’enquiert Nico.
— Ouais. Mais aussi, vous voyez… n’importe qui, quoi.
— Et donc, reprend Beau, en quarantaine, on apprend que la République est un système de responsabilités et pas seulement de privilèges. Que l’utopie pour soi tout seul, ça n’existe pas – ça doit être une utopie pour tous. »
Sport hoche la tête avec solennité et murmure la phrase en écho : « L’utopie pour soi tout seul… »
1
Citation du poème de T. S. Eliot