D’accord, me dis-je. Pigé. Arrêtons de tourner autour du pot.
« Et ça dure combien de temps, cette quarantaine ?
— Cinq jours. »
Sport a une grimace d’excuse.
Bon sang. Julia Stone est là, quelque part, j’en suis certain, assise entre les colonnes doriques d’un autre bâtiment universitaire, la lourde tête de Brett Cavatone posée sur ses genoux. Dans cinq jours, qui sait ? Je lance un regard à Nico : elle paraît toujours tranquille, tout sourire, mais je lis un malaise dans ses yeux. Cette histoire de quarantaine la surprend autant que moi.
« Mais c’est facile, plaide Sport. Sérieusement. Ça se passe à Woodside Apartments, la grande résidence universitaire, de l’autre côté de Wallace Street, vous voyez ? Et pour ce qui est de renoncer à ses biens matériels, vous pouvez garder ce qui est hyperpersonnel. Les photos de famille et tout ça.
— En fait, plus maintenant, la corrige Beau.
— Ah bon ?
— Oui. Comfort vient de le décider.
— Quand ?
— Hier.
— Je ne savais même pas qu’ils devaient en parler en comité.
— Si. Plus d’objets personnels ou à valeur sentimentale. C’est rétro. »
Elle prononce ce dernier mot, rétro, avec une emphase délibérée et significative, comme s’il avait été isolé de la langue et doté d’un sens tout neuf, uniquement accessible à ceux qui ont subi cinq jours de quarantaine dans les piaules de Woodside Apartments. Je lève les yeux vers le drapeau, le drap qui claque au vent, l’orgueilleuse bannière d’Astéroïde-land.
« Allez, quoi ! fait Nico. Henry ne va pas mettre le bazar. On ne peut pas lui donner un laissez-passer ?
— Un tampon sur la main ? » dit Sport, mais son rire est ténu.
Beau, elle, demeure impassible.
« Non, lâche-t-elle, et sa main retombe sur la crosse de son arme. La quarantaine est une règle très stricte.
— Mais hier… commence Sport.
— Ouais, je sais, la coupe Beau, et ils se sont fait bien emmerder pour ça.
— C’est vrai, c’est vrai. »
Sport regarde Beau, et Beau jette un regard par-dessus son épaule aux espèces de Black Blocs qui nous observent depuis le mur comme deux corbeaux. Elle est jolie, leur société utopique où tout le monde surveille tout le monde, me dis-je.
« Écoutez… »
Là, Nico pivote d’un quart de tour vers moi et me regarde fixement, juste un instant, le temps qu’il lui faut pour me dire très clairement, avec ses yeux et ses sourcils, de la boucler. J’obéis. C’est pour ça que je l’ai amenée, alors autant que je la laisse faire ; ici au moins, elle est dans son élément.
« Bon, je peux être complètement franche avec vous ? Cette fille que cherche Henry… sa mère est malade. Mourante. »
Beau ne répond rien, mais Sport pousse un sifflement léger.
« C’est dur. »
J’embraye en suivant l’inspiration de Nico.
« Oui, dis-je doucement. Un cancer.
— Tumeur au cerveau », renchérit ma sœur.
Les yeux de Sport s’agrandissent. Beau garde les doigts sur la crosse de son arme.
« C’est ça, une tumeur. Un chordome, pour être précis. À la base du crâne. Et comme c’est le bazar dans les hôpitaux, avec tous les médecins qui sont partis, il n’y a pas grand-chose à y faire. »
Je pense à McGully, évidemment, avec ses grandes mains qui dansent : six mois à vivre… tsin tsiiin ! C’est notre grand-père qui avait un chordome, en fait ; on en voit surtout chez les patients en gériatrie, mais il n’y a sans doute pas grand-monde pour le savoir ici.
Le regard de Sport passe de moi à Beau, qui secoue la tête.
« Non. Impossible.
— Tout ce qu’il a à faire, c’est la trouver, insiste Nico d’une voix douce. Prévenir cette fille que sa mère est malade, au cas où elle voudrait lui dire au revoir. C’est tout. Mais si ce n’est pas possible, on comprend.
— Ce n’est pas possible », répète immédiatement Beau.
Sport se tourne vers elle.
« Allez, sois sympa, quoi.
— Je ne fais que suivre les règles.
— Imagine, si c’était ta mère.
— Bon vous savez quoi ? Merde. »
Après cette phrase abrupte, Beau rejoint les marches d’un pas furieux et s’assoit pour bouder pendant que Sport s’approche des deux types sur le mur, chuchote quelque chose à celui qui tient la cigarette, la lui prend des mains en plaisantant. Ils rient avec elle – l’un essaie de lui reprendre la cigarette, l’autre hausse les épaules et se détourne. Beau fait toujours la tête sur les marches. Ce n’est qu’une bande de gamins, tous autant qu’ils sont : des jeunes qui font les andouilles, flirtent entre eux, se disputent, fument, et gèrent leur petite principauté.
Sport revient vers nous en trottinant, lève discrètement les deux pouces, et je souffle enfin ; du coin de l’œil, je vois Nico sourire. Nous avons quatre heures, nous informe la jeune femme, et pas une de plus.
« Et vous repassez par ici. D’accord ? Seulement par cette sortie.
— Entendu, dis-je.
— Merci, ajoute Nico.
— Elle, euh… » Sport incline la tête en direction de Beau. « Elle a avoué à sa mère qu’elle préférait les filles. À cause de l’astéroïde. Le moment de tout se dire, pas vrai ? Et sa mère lui a répondu qu’elle grillerait en enfer. Alors… je sais pas. »
Elle soupire.
Sport regarde avec amour sa chérie, qui est toujours assise sur les marches, son visage furieux tourné vers le ciel. Il y a des moments où je pense qu’au fond ça vaut mieux pour le monde, ce qui nous arrive. Je le pense sincèrement, que d’une certaine manière c’est mieux comme ça. L’un des types se laisse glisser du mur et s’approche lentement, maigre, avec des yeux de biche, son foulard noir noué lâchement autour du cou.
« Ouais, donc, quatre heures, mec. »
Il sent la cigarette roulée et la sueur.
« C’est ce que je leur ai dit, précise Sport.
— D’accord. Et pendant ce temps, on garde le chien. »
Le maigrichon tend les deux bras. Nico me regarde… je regarde Houdini. Je le soulève, lui caresse le cou, le serre contre moi pendant une longue seconde. Le chien me regarde dans les yeux, puis gigote pour chercher à redescendre. Je le pose par terre, et il se remet à mâchonner de l’herbe sous l’œil attentif de ses geôliers.
« Quatre heures », dis-je.
Nico reprend son sac de sport en bandoulière, et nous voilà fin prêts.
2
Une fois, au lycée, au cours d’une brève et malheureuse campagne pour attirer l’attention d’une fille « cool » qui s’appelait Alessandra Loomis, j’ai accompagné quelques amis à un festival organisé par la station de radio de Manchester Rock 101. Eh bien, c’est à cela que ça ressemble, ce que j’ai sous les yeux en ce moment, ce que je découvre depuis l’autre porte de Thompson Hall, avec vue sur la longue déclivité qui rejoint la pelouse principale. Un festival de musique, mais multiplié par dix : des tentes aux couleurs vives et des sacs de couchage partout, et par-ci, par-là d’énormes cartons d’expédition retournés et reconvertis en fortins décorés avec extravagance. De longues files de percussionnistes serpentent dans la foule, dansant en rythme, formant des cercles qui s’entrecroisent. Au centre de la pelouse s’élève une haute sculpture d’objets de rebut, peinte en couleurs fluo et pastel, dans laquelle on reconnaît des portières de voiture, des écrans d’ordinateur, des jouets et des morceaux d’aquariums. Des nuages de fumée de tabac et de marijuana s’élèvent, dérivant au-dessus des gens tels des signaux indiens. On dirait un concert, mais sans scène, sans groupe, sans électricité. Un concert qui n’aurait que le public, et auquel il manquerait le reste.