Nico n’avait pas tort. J’aurais dû mettre un short.
« C’est génial », murmure ma sœur.
Elle se penche en arrière, ouvre les bras et ferme les yeux pour inhaler tout cela : la fumée de marijuana, certainement, mais aussi l’ensemble. Et je m’étonne de ce que je ressens, confronté à cette scène énorme et chaotique : pas du tout ce que j’ai éprouvé autrefois, durant la longue heure de route de retour vers Concord après une journée au festival Rock 101, les oreilles encore bourdonnantes du rejet poli mais ferme d’Alessandra Loomis et des reprises tonitruantes de « Buckets of Rain » de Soundgarden.
Nous descendons lentement la pente et nous mêlons à la foule. Je dénoue ma cravate et m’en débarrasse. Nico éclate de rire.
« Bien joué, Starsky ! me lance-t-elle, narquoise. Tu vas passer incognito, maintenant.
— Tais-toi. Où est-ce qu’on va ?
— Faut qu’on trouve mon pote Jordan. Il a du courant, lui.
— D’accord. Et où est-il, Jordan ?
— Bâtiment Dimond. La bibliothèque. Du moins, si son comité est en séance. Suis-moi. »
Je la suis dans ce monde enchanté, trottant à quelques pas derrière elle tandis qu’elle trace sa route entre les tentes pleines et les fêtards. Nico s’arrête de temps en temps pour saluer des gens qu’elle connaît, passe la tête dans une tente pour embrasser une fille toute mince en minijupe, soutien-gorge de sport et superbe coiffe d’Indien à plumes.
À l’autre extrémité de la grande pelouse, la foule est plus clairsemée et nous prenons un étroit sentier sinueux qui s’enfonce dans un bosquet de jeunes aulnes. Au bout de quelques minutes de marche, le bruit des percussions et les chants s’estompent, et nous errons dans le campus, dépassant des édifices bas et anonymes en brique : les départements de géologie, de kinésiologie, de mathématiques. Une dizaine de minutes plus tard, nous ressortons sur une esplanade où il n’y a qu’un musicien, tout seul avec son djembé, en pantalon de survêtement et maillot des Brooklyn Dodgers. La plaque gravée sur une borne en brique indique : Arts du spectacle, et un panneau installé en bas des larges marches, entre les colonnes, annonce une conférence : « L’astéroïde comme métaphore : collision, chaos et perceptions de la ruine ».
Nico observe le panneau.
« C’est là qu’on va ? dis-je.
— Eh non.
— Et tu sais où on va ?
— Eh ouais. »
Nous reprenons notre marche. J’imagine maintenant Brett Cavatone traversant le campus avec ses gros brodequins de policier, cherchant Julia Stone comme je le fais en ce moment. Comment a-t-il franchi le barrage des gardes, je me le demande ? Si je devais deviner, je dirais que son stratagème a été plus musclé que le mien, plus direct. Il a dû observer le campus, choisir le moins bien défendu des divers points d’entrée, et employer une force supérieure mais non létale pour faire céder un de ces petits freluquets, en jouant les gros durs.
Je continue de suivre Nico, qui trimballe toujours son lourd sac de sport, de plus en plus loin dans ce campus qui me désoriente. Les allées tournicotent, les bois s’épaississent, puis se font de nouveau plus clairsemés. Sur un terrain de volley, devant le complexe sportif, je vois une rangée de jeunes à l’entraînement avec des baïonnettes de style guerre de Sécession : quelqu’un crie « Chargez ! » et ils partent en courant comme des dératés, leur arme tendue devant eux, puis s’arrêtent sur une ligne, rient, regagnent le point de départ.
Le sens de l’orientation de ma sœur m’inquiète de plus en plus chaque fois qu’elle s’arrête à une patte d’oie et se mordille un instant la lèvre avant de repartir.
« Là, attends ! Il y a un plan.
— Pas besoin. Je sais où je vais.
— Tu es sûre ?
— Arrête de me demander ça. »
De toute manière, ça n’a pas d’importance : quand je vais voir le plan de plus près, je découvre qu’il est couvert de graffitis imaginatifs. Tous les noms de lieux ont été barrés et remplacés par d’autres : « Perdition », « Villemort », « Repaire des Dragons ».
« Tout va bien, me rassure Nico en tournant à gauche d’une manière qui me semble tout à fait arbitraire, pour gagner une allée plus étroite flanquée d’un garde-fou léger. Allez viens. »
Nous franchissons un petit cours d’eau trouble et bouillonnant et dépassons encore un bâtiment, une résidence, d’où s’échappent une musique forte et lancinante ainsi que des gémissements modulés. Sur le toit, un homme, nu, fait de grands signes aux passants comme s’il se trouvait sur un char de parade.
« Mince alors ! dis-je. Qu’est-ce qu’ils font là-dedans ?
— Bah, tu sais… ils baisent, me répond Nico en baissant les yeux et en rougissant, ce qui ne lui ressemble pas.
— Ah. Bien sûr. »
Sur ce, Dieu merci, nous arrivons à destination.
En traversant la bibliothèque Dimond pour rejoindre l’escalier qui mène au sous-sol, je vois un garçon pâle penché sur un bureau dans un box de travail, buvant à petites gorgées dans un gobelet en polystyrène, entouré de livres. Il est en train de lire. Il a les traits tirés et une masse de cheveux gras. Par terre à côté de lui, un tas dégoulinant de sachets de thé usagés, et, tout près, un seau dont je me rends compte avec horreur qu’il est rempli d’urine. Le garçon a une haute pile de livres à sa droite, une autre à sa gauche : ouvrages à lire, ouvrages lus. Je m’arrête une seconde pour observer ce type, figé sur place mais animé par des actes minuscules : il murmure pour lui-même en lisant, bourdonnant presque comme un moteur électrique, les doigts tressaillant au bord des pages jusqu’au moment où, dans un mouvement bref et soudain, il les tourne, les rejetant de côté comme s’il ne pouvait pas consommer les mots assez vite.
« Allez viens », me dit Nico.
Et nous continuons d’avancer dans le couloir, dépassant encore quatre de ces boxes, chacun garni de son occupant silencieux et fébrile – lisant avec une ardeur frénétique.
Au sous-sol, Nico se faufile entre deux portes vertes marquées ENTRETIEN DES LIVRES et je l’attends à l’extérieur, jusqu’à ce qu’elle ressorte au bout d’un petit moment avec un type. Jordan, je présume. Pendant quelques secondes, avant que la porte battante ne se referme, j’entraperçois un vaste atelier dont les tables ont été repoussées sur les côtés, et des gens assis en tailleur par terre, en cercles concentriques. J’entends quelqu’un dire « Adopté, avec des réserves… », et les autres lèvent la main – ou plutôt les deux mains, paumes ouvertes –, puis plus rien.
« Alors voilà le frangin, hein ? fait Jordan en me tendant la main. Sérieux, je crois que c’est la première fois que je rencontre un flic en chair et en os.
— En fait… »
Je suis sur le point de préciser que je ne suis plus flic, mais il ne m’en laisse pas le temps.
« Dis-moi, ça fait quoi de foutre à quelqu’un une matraque dans le cul ? »
Je lui lâche la main.
« Sans blague, je veux savoir ! ajoute-t-il.
— Jordan, ne sois pas con », le gronde Nico.
Il la regarde : l’innocence incarnée.
« Mais quoi ? »
Moi, tout ce que je veux, c’est retrouver mon disparu. C’est tout. Jordan et Nico sont adossés au mur du couloir, et moi debout face à eux. Il est petit, avec un visage poupin, stupide, une paire de Ray-Ban remontée haut sur la tête. Nico sort une cigarette et il la regarde avec espoir, si bien qu’elle lui en allume une aussi, avec la même allumette.