« Alors comment ça se passe, l’autogestion ? lui demande-t-elle.
— C’est chiant. Débile. Ridicule. Comme toujours. (Il jette un œil vers la porte marquée ENTRETIEN DES LIVRES.) Aujourd’hui, c’est la politique d’immigration : savoir si on les prend ou on les jette, en gros. (Il a un débit rapide, tire de petites bouffées de cigarette entre ses phrases hachées.) L’ambiance est carrément au « on les prend », surtout maintenant, avec cette connerie de quarantaine. Et lui, comment tu l’as fait entrer, au fait ?
— On a raconté une histoire.
— Pas mal. »
Puis, à moi : « Comme ces fringues d’ailleurs. On dirait un croque-mort. »
Il n’arrête pas de déblatérer, excité, gonflé d’importance.
« Y en a pas beaucoup qui arrivent jusqu’ici. Les taupes des flics, je veux dire. Les gardes doivent faire un super boulot quand ils les chopent pour les emmener en camping. Ah, non pas en camping, pardon. En camp d’internement. Au temps pour moi. »
Il a un sourire grimaçant, puis s’étire le cou d’un côté et de l’autre, jusqu’à le faire craquer.
« Bon, qu’est-ce qu’il lui faut, au jeune homme ?
— Je cherche quelqu’un.
— On en est tous là, pas vrai ?
— Quelqu’un en particulier, crétin », intervient Nico avant de lui tirer la langue.
S’il s’avère que ma sœur a une liaison avec cette personne, il se peut que je le tue, le gars.
« Une ancienne étudiante d’ici, dis-je. Elle devait être en quatrième année l’an dernier, quand tout ce bazar s’est mis en place.
— Tout ce bazar ? » L’expression de Jordan se fait sérieuse. « Je vais te dire ce que c’est, ce bazar, Ducon. Ce bazar, c’est le point culminant de la civilisation. Compris ? C’est à ça que ça ressemble, la démocratie, la vraie, putain d’enfoiré de flic nazi ! »
Jordan me dévisage pendant que je cherche en vain une réplique cinglante, regrettant plus que tout au monde d’avoir besoin de l’aide de ce type-là en particulier… et là, il change d’expression, se détend, glousse comme une hyène.
« Je te faisais marcher, mon pote. » Il indique du geste la salle de réunion derrière lui.) « Ces cinglés vont rester encore trois quarts d’heure à s’engueuler sur le rationnement du PQ alors que le monde est sur le point de sauter. On fait pas plus débile, putain.
— Je vois, dis-je, en parlant lentement pour contrôler la colère dans ma voix. Si c’est ton opinion, pourquoi tu es encore là ?
— Pour les ressources. Pour le recrutement. Et parce que vois-tu, il se trouve que je sais que le monde ne va pas sauter. Hein, Nico ?
— Tout à fait.
— La femme que je cherche s’appelle Julia Stone. »
Je lui donne l’adresse que j’ai dans mon dossier : Hunter Hall, chambre 415.
« Elle n’est sûrement plus là, me répond-il. Personne n’est resté.
— J’y ai pensé. J’ai besoin de savoir où elle est partie.
— T’as une photo ?
— Eh bien non. »
Il pousse un sifflement, remue la tête, souffle un nuage de fumée.
« Eh ben dis donc, le flic frangin de Nico, ça va pas être facile. C’est le boxon, ici, tu sais. Je vais voir ce que je peux faire.
— D’accord. Combien de temps ? »
Je pense à Brett qui s’éloigne peu à peu, qui m’échappe dans le futur… je pense, aussi, aux quatre heures que m’ont accordées mes nouveaux amis à l’entrée de Thompson Hall. Le chien a déjà souffert assez longtemps.
« Combien de temps ? » Il se tourne vers Nico. « C’est comme ça qu’ils disent merci, les flics ?
— C’est pas vrai, t’es vraiment con ! dit-elle en riant et en le poussant un peu, une main sur son torse.
— Retrouve-moi à la cantine dans une heure et demie, me lance Jordan. Si j’ai rien d’ici là, c’est que c’est mort. »
Juste à côté de la bibliothèque Dimond se trouve un groupe de bâtiments résidentiels en forme de parenthèses, disposés autour d’une cour commune, où, en ce moment même, une douzaine de personnes s’adonnent à un jeu. Un jeune homme coiffé d’une sorte de chapeau melon secoue un gobelet en polystyrène avant de jeter un dé qui roule bruyamment sur le ciment, et les autres, en lançant des cris de joie, se mettent à courir dans toute la cour. Un panneau écrit à la craie indique : GROUPE DE TRAVAIL VOLCANISME ANTIPODIQUE.
« Une idée de ce que ça veut dire ? », demandé-je à Nico, qui hausse les épaules et s’allume une clope, indifférente.
Les joueurs ne font pas que courir, ils dessinent aussi, s’arrêtent pour tracer des marques sur un énorme plateau de jeu qui a été déployé ou dessiné sur le ciment. Le jeune au chapeau ramasse le dé, le remet dans son gobelet, et le tend à la joueuse suivante, une fille au physique ingrat vêtue d’une jupe flottante et d’un tee-shirt Dr Who. Ces étudiants me rappellent certains camarades de lycée avec qui je n’ai jamais été ami mais que j’ai toujours bien aimés, ceux qui jouaient à Donjons et Dragons et restaient à la marge : look négligé, aucun style, fringues mal taillées et lunettes, profondément mal à l’aise en dehors de leur petit groupe. La fille lance le dé, et cette fois tout le monde crie : « Boum ! » En me rapprochant un peu, je vois que c’est une carte du monde qu’ils ont dessinée, exposée sur le sol brûlant de cette cour sans ombre, une grande projection Mercator de la Terre. À présent, ils déroulent de grandes longueurs de ruban sur toute la carte, traçant des trajectoires liées je ne sais comment au nombre indiqué par le dé. Les rubans partent dans différentes directions à partir du point d’impact : une vague de destruction passe sur l’Europe du Sud ; une autre, sur Tokyo et jusqu’à l’autre bout du Pacifique. Un jeune homme brun s’accroupit sur un certain nombre de villes, les unes après les autres, et les marque joyeusement de grandes croix rouges.
« Non ! Pas San Francisco ! Je suis de là-bas, moi ! » lance en riant quelqu’un d’autre, une fille aux cheveux coupés un peu n’importe comment.
Je finis par laisser Nico m’emmener plus loin, la suivre dans les allées de ce qui fut naguère l’université du New Hampshire. De nouveau, je me surprends à imaginer l’officier Cavatone, si réellement il est venu ici, je le visualise parcourant ces chemins tortueux. Qu’a-t-il pu penser de tout cela, les tentes, les jeunes, le groupe de travail sur le volcanisme antipodique ? Ce trooper dur et droit, au pays de l’astéroïde-party permanente ? Puis je m’arrête, secoue la tête. Tu te moques du monde, Henry ? Tu crois qu’à force de penser à lui tu vas le faire apparaître, peut-être ?
Tout ce qu’il y a à manger sous la tente-réfectoire est gratuit, chaud et succulent. Une femme du genre à qui on ne la fait pas, aux cheveux très courts, avec un tablier jaune et taché, sert du thé, de la soupe miso et d’onctueux desserts au chocolat à une longue table. Les petits pains et les tasses de thé sont en libre-service. Depuis la file d’attente, je scrute le buffet en me laissant aller à espérer – dans ce monde nouveau, cette infrastructure différente, on ne sait jamais –… mais non, pas de café. Les gens entrent et sortent de la tente, repoussant le rabat et lançant un salut au cuistot, avant de prendre leur plateau et leur repas ; la plupart des citoyens de la République libre sont en âge d’être étudiants ou même plus jeunes, bien qu’il y ait aussi une poignée d’adultes. De fait, un homme d’âge moyen, à longue barbe grise et grosse bedaine, est assis à la même table de pique-nique que Nico et moi. Il arbore un maillot de bowling bariolé et injecte quelque chose – je présume que c’est de l’héroïne – dans la veine de son avant-bras, qu’il a garrotté avec une rallonge électrique.