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Je tâche de ne pas faire attention à lui. Je romps mon petit pain et déballe une minidose de margarine.

« Alors, dis-je à Nico. Jordan. C’est ton petit copain ? »

Elle me regarde une seconde et sourit.

« Oui, papa. C’est mon petit copain. Et je pense aller jusqu’au bout avec lui. Qu’en penserait Jésus, à ton avis ?

— Très drôle.

— Je sais. »

J’attaque la margarine avec un couteau en plastique.

« Bon, juste pour info, il ne me plaît pas.

— Juste pour info, je m’en tape. » Nico rit une fois de plus. « Mais pour tout te dire, il ne me plaît pas trop non plus. OK ? Il fait partie de mon truc, c’est tout. On est dans la même équipe. »

Je me redresse et mords dans mon pain, qui est absolument délicieux. Depuis le début, Nico traîne avec elle son mystérieux sac de sport, gros et encombrant, qui est à présent posé sur le banc à côté d’elle. L’héroïnomane à bedaine assis en bout de table pousse un grognement bas et appuie sur le piston, serre les mâchoires, renverse la tête en arrière. Il y a quelque chose d’horrifiant et de fascinant à le voir faire cela comme ça devant nous, presque comme s’il se livrait à un acte sexuel ou meurtrier. Je détourne les yeux, reviens à Nico.

Nous bavardons. Échangeons des nouvelles. Nous nous racontons des histoires du temps d’avant : des histoires sur grand-père, sur nos parents, sur Nico et ses copains cinglés du lycée, qui volaient des voitures, buvaient de la bière en classe, piquaient dans les magasins. Je lui rappelle les encouragements zélés et totalement déplacés de notre mère à l’époque où Nico, petite fille, s’est intéressée à la gymnastique. Ma petite sœur, dont le manque de coordination confinait au comique, tentait un saut périlleux médiocre, atterrissait durement sur son petit derrière, et ma mère applaudissait à tout rompre, puis plaçait ses mains en mégaphone : « Nico Palace, mesdames et messieurs ! Nico Palace ! »

Nous terminons notre soupe. Je regarde ma montre. Jordan a dit : une heure et demie. Cinquante-cinq minutes se sont écoulées. L’héroïnomane baragouine tout seul, perdu dans son extase personnelle.

« Donc, Henry, me dit Nico en prenant ce ton de voix qu’adoptait toujours Culverson, faussement détaché, innocent, pour me demander si j’avais des nouvelles d’elle. Comment tu tiens le coup ?

— Comment ça ?

— La fille. Celle qui est morte. »

Je relève la tête. Le plafond de la tente n’est pas parfaitement jointif ; il y a une fente diagonale ouverte sur l’air libre, le ciel bleu.

« Naomi. Ça va, ça va.

— Ah oui ?

— Oui. »

Elle soupire et me tapote la main, un geste simple et tendre dans lequel luit faiblement la lumière fantôme de notre mère morte. Un instant je nous imagine tous les deux, dans un futur qui n’existera jamais, une dimension alternative, Nico apparaissant à ma porte le soir de Thanksgiving ou de Noël pendant qu’un quelconque mari complètement naze gare la voiture, mes beaux neveux et nièces sarcastiques courant dans la maison, exigeant leurs cadeaux.

« Une question comme ça, dis-je. Est-ce que le nom “Canliss” te dit quelque chose ?

— Non. Je ne crois pas.

— Ce n’est pas quelqu’un qui était au bahut avec nous ?

— Je ne crois pas. Pourquoi ?

— Pour rien. Oublie. »

Elle hausse les épaules. La cuisinière au tablier s’est mise à chanter, de l’opéra, un air du Mariage de Figaro, je crois. Un nouveau groupe fait son entrée : deux garçons et trois filles, tous en chemise orange vif et baskets assorties, comme s’ils faisaient partie d’une équipe de sport, et ils se disputent, à voix haute mais sans hargne, sur l’avenir de l’humanité.

« D’accord, mettons que tout le monde est mort sauf dix personnes, dit l’un d’eux. Et que l’une de ces dix personnes ouvre un magasin…

— Sale porc de capitaliste ! » le coupe une femme, ce qui les fait tous rire.

Le front de l’héroïnomane s’abat sur la table avec un boum audible.

« Tu devrais revenir à Concord avec moi, dis-je soudain à ma sœur. Une fois que j’aurai réglé cette affaire. On s’installera dans la maison de grand-père. À Little Pond Road. On partagera les ressources. On attendra ensemble.

— J’aimerais bien, grand frère, me répond-elle, amusée, le regard dansant. Mais j’ai une planète à sauver. »

* * *

Jordan repousse le rabat de la tente pile à l’heure, fidèle à sa parole, Ray-Ban et sourire de connard bien en place. Il a inscrit les renseignements concernant Julia Stone sur une mince feuille de papier à cigarette, qu’il me plaque dans la main comme il donnerait un pourboire à un groom.

« Elle est en R&R, lance-t-il gaiement à Nico.

— Sans blague ?

— C’est quoi, R&R ? dis-je.

— C’est l’un des… comment ils appellent ça ? Un des grands comités, là », m’explique Nico.

Je lis le papier, qui ne m’apporte aucune autre information : Julia Stone. R&R.

« D’accord. Et ça se trouve où, ça ?

— Eh bien, c’est pas simple. Les séances de R&R tournent dans divers lieux. » Il soulève ses lunettes noires pour me gratifier d’un clin d’œil. « C’est un peu “top secret”, tu vois ?

— Oh, ça va ! souffle Nico en s’allumant une nouvelle cigarette.

— Pourquoi tu la cherches ? me demande Jordan.

— Je ne peux pas te dire ça.

— Ah non ? Tu peux pas ? Tu as fait tout ce chemin pour obtenir cette info minuscule, et t’es pas prêt à marchander un peu pour l’avoir ? Comment tu vas faire quand on en sera au cannibalisme, et qu’il faudra négocier avec Joe l’Homme des Cavernes pour une bouchée de bébé ?

— T’es vraiment con, Jordan, lâche Nico en soufflant sa fumée.

— Non, non, pas du tout, dit-il, et il se tourne vers elle, soudain sérieux. Tu viens me trouver pour me demander des infos, parce que tu sais que je peux les dégoter. Alors, tu crois que ça se passe comment, tout ça ? L’information, c’est une ressource, autant que la bouffe, autant que l’oxygène. Putain, c’est pas vrai ! » Il jette les mains en l’air, pivote de nouveau vers moi. « Tout le monde veut prendre, prendre, prendre. Personne ne veut donner. » Il jette sa cigarette au sol, m’enfonce son index dans la poitrine. « Donc. Toi. Donne. Tu cherches Julia Stone. Pourquoi ? »

Je reste muet. Garde les bras croisés. Je me dis : pas question. J’ai obtenu l’essentiel de ce que je voulais, et je pourrai trouver le reste tout seul. Je soutiens son regard. Désolé, espèce de clown.

« Il y a un type qui la cherche, marmonne Nico en regardant par terre. Un ancien trooper.

— Nico ! », fais-je, stupéfait.

Elle ne me regarde pas.

« Le flic est amoureux d’elle. Mon frère essaie de le retrouver. Pour la femme du mec.

— Sans blague ? dit Jordan, pensif. Tu vois ? C’est intéressant. Et… et… » Il me toise de haut en bas, la bouche entrouverte, les paupières plissées, comme si j’étais une manticore ou un griffon, quelque espèce mythologique. « Pourquoi tu fais ça ? »