J’en ai assez. J’ai envie de m’en aller, là, maintenant.
« Je ne sais pas. Parce que je lui ai promis de le faire.
— Tiens, tiens. »
Il me délivre les autres renseignements dont j’ai besoin : les initiales R&R signifient Respect et Rétribution, et leur réunion se tient dans le bâtiment Kingfisher, salle 110, un grand amphi. Ils y sont « à cette seconde même », d’ailleurs, alors j’ai intérêt à me dépêcher. Je me lève et Jordan prend Nico par le coude pour lui murmurer à l’oreille : « Tu restes avec moi, hein ? Il faut qu’on parle, on a de grandes choses à voir. »
Les yeux de Nico se sont remis à briller.
« Henry ? On se retrouve tout à l’heure ? »
Elle lève le bras pour me tapoter la joue.
« D’accord », dis-je en repoussant sa main.
Brett Cavatone est là, sur le campus. Julia Stone est là. Je suis proche, tout proche. Je commence à me lever, puis m’arrête.
« Nico ? Qu’est-ce qu’il y a dans le sac ?
— Des bonbons, me répond-elle en riant.
— Nico.
— De la dope.
— C’est vrai ?
— Des flingues. Des crânes humains. Du sirop d’érable. »
Elle pouffe, lui aussi, et les voilà qui s’en vont bras dessus bras dessous, passant sous le rabat de la tente-réfectoire pour s’enfoncer dans la foule du campus. Nico Palace, mesdames et messieurs. Ma sœur.
3
L’allée d’accès au bâtiment Kingfisher est bordée de chênes vénérables, rectilignes et alignés telle une garde prétorienne. Entre eux sont tendues des bannières, couleurs primaires et caractères simples, rappelant chacune une extinction ou une quasi-extinction : la peste justinienne, 541 av. J.-C. Le volcan Toba, il y a 74 000 ans. L’extinction permienne. L’extinction du crétacé-paléogène… et cela continue ainsi, un défilé de fléaux, de destructions et de génocides d’espèces, festonnant notre approche au-dessus de nos têtes.
J’entre dans le bâtiment lui-même : je me retrouve dans un atrium spacieux et lumineux au plafond voûté, puis m’engage dans un long couloir aux murs couverts de panneaux d’affichage, curieusement intacts, proposant toujours des prêts, des bourses, des possibilités de stages pour les étudiants en sciences de l’ingénieur.
Quand je pousse l’une des deux grandes portes battantes de l’amphi 110, mon impression immédiate est que nous avons là une autre fête, une annexe des festivités en cours sur la pelouse principale. C’est une vaste salle de conférence, bondée et bruyante, pleine de citoyens de la République libre détendus et à l’aise dans leurs tenues variées, du survêtement à la tenue hippie teinte à la main, et même, si je ne m’abuse, un pyjama à pieds Mon Petit Poney taille adulte. On s’apostrophe, certains sont absorbés dans des conversations intenses, et au moins une personne dort allongée sur trois sièges. En montant le plus discrètement possible le long des gradins pour chercher une place libre, je compte au moins trois glacières remplies de petites bouteilles de bière sans étiquette.
C’est seulement une fois que j’ai trouvé un siège, dans les tout derniers rangs, que je peux concentrer mon attention sur ce qui se passe sur l’estrade – et sur le jeune homme debout, dos au public, torse nu, les mains liées dans le dos avec un bout de corde d’alpinisme. Face à lui, assis à une table pliante sur la petite scène : deux hommes et une femme, tous en âge d’être étudiants, tous arborant une expression sérieuse et grave, groupés tous les trois, chuchotant entre eux.
Je m’installe sur mon siège, croise avec difficulté mes longues jambes, et j’observe. L’un des trois occupants de la table, un type à lunettes et longs cheveux bouclés, lève la tête et se racle la gorge.
« Bon ! dit-il. On peut avoir du silence ? »
Le jeune aux mains liées passe nerveusement d’un pied sur l’autre.
Je regarde la salle. J’ai assisté à beaucoup de procès dans ma vie et, pas de doute, ceci en est un. Le type bouclé redemande le silence et le public se calme, juste un peu.
Elle est ici. Quelque part, dans cette assemblée, se trouve Julia Stone.
« Bien, on continue ? demande la femme assise au centre du petit triumvirat sur l’estrade. On peut avancer, et juste voter à main levée pour réaffirmer l’autorité du R&R sur la définition et le maintien du respect dans la communauté. Alors ? »
Elle promène son regard sur la salle. Les deux autres juges font de même, celui à la tignasse et l’autre, celui de droite, qui a une petite frimousse potelée et le nez retroussé. Il ne me semble pas avoir plus de dix-huit ans. La majeure partie de l’assemblée semble se désintéresser de l’affaire en cours. Les gens continuent de bavarder, se penchent en avant pour taper sur l’épaule d’un camarade ou en arrière pour s’étirer. De là où je suis assis, je regarde un type rouler ce qui sera, s’il va jusqu’au bout, le plus gros joint que j’aie vu de ma vie. Deux rangs derrière moi, un couple se pelote vigoureusement, la fille changeant de position sous mes yeux pour s’installer à califourchon sur son partenaire. Mon voisin de droite, un personnage au teint cireux et aux avant-bras velus, est absorbé par quelque chose qu’il tient sur ses genoux.
« On peut y aller ? », insiste la jeune femme sur l’estrade.
Elle a des traits fins et menus, des lunettes à monture d’écaille noire, et des couettes. Scotchée devant elle, une feuille de papier A4 marquée « Présidente » indique son statut avec désinvolture.
Dans le public, ceux qui écoutent – la moitié, peut-être – font alors le signe que j’ai repéré tout à l’heure dans la bibliothèque : les deux mains en l’air, paumes tournées vers le ciel. Je suppose que c’est un geste d’assentiment bien compris entre eux, car la jeune femme hoche la tête et dit : « Très bien. »
L’accusé tord nerveusement le cou pour tenter de voir l’assemblée.
« Qui est-ce ? demandé-je tout bas à mon voisin.
— Hein ? », fait celui-ci en me regardant sans comprendre.
C’est un iPhone qu’il a sur les genoux, et même maintenant il continue de passer le pouce sur l’écran noir et mort, encore et toujours.
« L’accusé ? Qu’est-ce qu’il a fait ? »
Le type tord le nez, et je me rends compte trop tard que le mot accusé est peut-être considéré comme rétro.
« J’en sais rien, à vrai dire, me répond-il. » Il regarde, comme s’il le voyait pour la première fois, son camarade torse nu qui frissonne sur l’estrade. « Quelque chose, sans doute. Le prochain point à l’ordre du jour, c’est le règlement concernant la nudité. Ça doit être pour ça qu’il y a foule aujourd’hui.
— Ah bon. »
Il se retourne vers son iPhone.
« Bien, dit la présidente en s’adressant cette fois à l’accusé. Nous devrions commencer par te présenter nos excuses, en tant que membre de notre communauté. Nous croyons comprendre que ta, euh… ta détention s’est accompagnée de violence superflue. »
Le prisonnier marmonne quelque chose que je n’entends pas, et la présidente acquiesce. Les autres juges aussi ont des pancartes faites d’une feuille arrachée à un cahier. Celle du bouclé dit Vice-président, et celle du grassouillet, Vice-président adjoint.
« Pour ceux qui n’auraient pas entendu, clame le vice-président, il a dit que ce n’était pas grave. »
Quelques rires dans l’assemblée.
« Super ! », crie quelqu’un avec ironie. Tout le monde se retourne pour voir qui c’est : un grand gros gars en salopette et casquette de peintre en bâtiment. « C’est pas grave, quoi, c’est cool ! Pas de souci. »