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Je hoche la tête. S’il n’est pas mort. Car cette possibilité aussi flotte au-dessus de nos têtes. Beaucoup de disparus le sont pour cause de décès.

« Il doit être en train de faire quelque chose de noble, conclut Martha. Une chose qu’il juge noble, en tout cas. »

Je lisse les pointes de ma moustache. Quelque chose de noble. C’est puissant, de penser cela de son époux, surtout quand il vient de mettre les bouts sans un mot d’explication. Une goutte rose vient d’apparaître au bord de l’ongle de Martha.

« Et tu n’envisages pas la possibilité que…

— Non. Pas une femme. Jamais. » Elle secoue la tête, catégorique. « Pas Brett. »

Sans insister, j’enchaîne sur la suite. Elle me confie qu’il se déplaçait sur un vélo dix vitesses noir ; me dit que non, il n’avait pas d’activités régulières en dehors du travail et de la maison. Je lui demande si elle a autre chose à me révéler sur son mari ou son mariage, et elle répond par la négative : il était là, ils avaient un projet, et puis il a disparu.

Ne reste plus que la question à un million de dollars. Car même si j’arrive à retrouver sa trace – ce qui n’a presque aucune chance de se produire –, le fait demeure qu’abandonner son conjoint n’est pas illégal, ne l’a jamais été, et bien sûr à ce stade je n’ai pas le pouvoir de l’obliger à quoi que ce soit. Je ne sais pas, au juste, comment expliquer cela à Martha Milano, et comme de toute manière je suppose qu’elle le sait déjà, je me lance : « Que veux-tu que je fasse si je le retrouve ? »

Elle ne me répond pas tout de suite, mais se penche en avant sur le canapé pour me regarder profondément, presque amoureusement, dans les yeux.

« Dis-lui qu’il faut qu’il rentre à la maison. Dis-lui que son salut en dépend.

— Son… son salut ?

— Tu le lui diras, Henry ? Son salut. »

Je murmure quelque chose, j’ignore quoi, et baisse le nez vers mon carnet, vaguement gêné. La foi et la ferveur sont nouvelles ; elles n’ont jamais caractérisé Martha Milano quand nous étions jeunes. Ce n’est pas simplement qu’elle aime cet homme et qu’il lui manque ; elle croit qu’il a péché en l’abandonnant et qu’il en souffrira dans le monde d’après. Dont l’avènement, évidemment, est bien plus imminent que prévu.

Je dis à Martha que je reviendrai bientôt si j’ai des nouvelles et lui indique où elle peut me trouver entre-temps, au besoin.

Au moment où nous nous levons, son expression change.

« Bon sang, désolée, je suis une vraie… Pardon, Henry, comment va ta sœur ?

— Je ne sais pas. »

Je suis déjà à la porte, en train de négocier la série de chaînes et de verrous.

« Tu ne sais pas ?

— On se parle bientôt, Martha. Je te dirai ce que je trouve. »

* * *

La situation actuelle. C’est ce que j’ai dit à Martha : Dans la situation actuelle, pour un certain nombre de raisons, enquêter sur une disparition inquiétante s’avère particulièrement difficile. Je soupire, à présent, devant la pâle insuffisance de cet euphémisme. Même à présent, quatorze mois après les premières observations sporadiques et incrédules, sept mois après que la probabilité de l’impact est montée à cent pour cent, personne ne sait encore en quels termes qualifier ce qui nous arrive. « La conjoncture », disent certains, ou encore « ce qui se passe », « cette histoire de fous ». Le 3 octobre, dans soixante-dix-sept jours, l’astéroïde 2011GV1 – Maïa, pour les intimes –, 6,5 kilomètres de diamètre, va entrer en collision avec la Terre et tous nous anéantir. La situation actuelle.

Je descends d’un pas vif les marches du perron des Cavatone, sous le soleil, et détache mon vélo de la charmante baignoire à oiseaux en ciment. Leur pelouse est la seule de la rue qui soit tondue. Il fait un temps superbe aujourd’hui, chaud mais pas trop, grand ciel bleu, petits nuages blancs. Un pur temps d’été, sans complications. Dans la rue il n’y a aucune voiture, nul bruit de moteur.

Je ferme l’attache de mon casque, enfourche mon vélo et prends lentement la rue, tourne à droite dans Bradley Street, puis vers l’est en direction de Loudon Bridge, pour me rapprocher du centre commercial Steeplegate. Un véhicule de patrouille est garé au bout de Church Street, avec un agent sur le siège conducteur, un jeune homme assis bien droit, porteur de lunettes noires enveloppantes. Je le salue d’un signe de tête, qu’il me retourne, lentement, impassible. Il y a une seconde voiture de police au coin de Main et Pearl Streets, celle-là occupée par un agent que je reconnais vaguement, même si le signe de la main par lequel il répond au mien est machinal, rapide, sans un sourire. Il fait partie des légions de jeunes agents de patrouille sans aucune expérience qui sont venus gonfler les rangs de la police de Concord pendant les semaines qui ont précédé sa brusque restructuration sous l’autorité fédérale du département de la Justice – l’organisation même qui a dissous la PJ et les autres services d’enquête. Je ne reçois plus les notes de service, bien sûr, mais il semble que la stratégie opérationnelle en cours en ce moment se résume à une présence massive des uniformes : pas d’enquêtes, pas d’îlotage, juste un flic à chaque coin de rue et une réaction rapide au moindre début de trouble à l’ordre public, comme les récents événements de la Fête nationale.

Si j’étais encore de la maison, ce serait l’ordonnance générale 44-2 qui s’appliquerait au cas de Martha. Je peux encore faire surgir le formulaire dans ma tête, c’est comme si je le voyais : Clause I, procédures ; Clause VI, circonstances inhabituelles. Mesures d’enquête supplémentaires.

Il y a un type au coin de Main et Court Streets, barbe sale et torse nu, qui tourne sur lui-même en donnant des coups de poing en l’air, des écouteurs dans les oreilles, même si je pourrais parier qu’aucune musique n’en sort. Je lève la main de mon guidon et le barbu me rend mon salut puis s’immobilise et baisse la tête pour régler le volume de sa musique inexistante. Une fois passé le pont, je fais un léger détour pour rejoindre, par les petites rues, Quincy Street et son école élémentaire. J’attache mon vélo à la grille du terrain de jeux, je retire mon casque et scrute la cour de récréation. On est en plein été, mais une petite armée de mioches traîne là, comme tous les jours, toute la journée, à jouer aux quatre coins et à la marelle, ou à chat dans les herbes folles du terrain de foot, urinant contre le mur en brique de l’école désertée. Beaucoup d’entre eux y passent aussi la nuit, installés sur leurs serviettes de plage et sur leurs draps Star Wars : La Guerre des clones.

Micah Rose est assis sur un banc en bordure de la cour, les jambes remontées contre son torse. Il a huit ans. Sa sœur Alyssa en a six, et elle fait les cent pas devant lui. Je sors les lunettes noires de la poche de mon manteau et les tends à la petite, qui joint les mains de ravissement.

« Tu les as réparées !

— Pas moi en personne. Quelqu’un que je connais, dis-je tout en jetant un œil sur Micah, qui garde les yeux rivés au sol avec un air d’indifférence glaciale. » Je désigne le banc du pouce. « Qu’est-ce qu’il a, mon copain ? »

Micah relève la tête et menace sa sœur d’un regard noir. Alyssa détourne les yeux. Elle porte un gilet sans manches en jean que je lui ai donné il y a quinze jours, deux tailles trop grand pour elle, orné d’un écusson « Social Distorsion » dans le dos. Il appartenait à Nico, ma frangine, il y a des années de cela.

J’insiste : « Allez, quoi. »