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Encore des rires. Les gens semblent davantage s’intéresser à ce qui se passe, à présent. Dans un coin, loin de moi, quelqu’un s’exclame : « Dieu merci ! » Les amants derrière moi interrompent leurs ébats un instant, jettent un vague coup d’œil en direction de l’estrade, puis se remettent à leurs affaires. Pendant tout cet échange, je m’efforce d’élaborer un plan d’action, en essayant tout d’abord de calculer combien de personnes sont présentes dans cette salle : peut-être cent rangées de sièges, cinquante à soixante-quinze sièges par rang, peut-être occupés à 80 %, dont peut-être 55 % par des personnes de sexe féminin. Je n’ai aucune photo de Julia Stone, pas le début d’une description physique : ni son origine ethnique, ni d’éventuels signes particuliers, ni ses préférences vestimentaires. Tout ce que je sais, c’est que c’est une femme, âgée de vingt à vingt-quatre ans, et je me trouve dans une salle peuplée de cent soixante-quinze à deux cents personnes correspondant à ces critères.

« Bon, continue la présidente. Voler la propriété commune de la République libre est une des infractions les plus graves. C’est pas n’importe quoi, putain. Il y a beaucoup de réactions possibles face à ce genre de situation. Mais évidemment, il est important que chacun puisse donner son avis et faire entendre son sentiment sur la question. »

Je parcours l’amphi des yeux en m’efforçant de sélectionner quelqu’un qui pourrait être Julia. À la place de Brett, de laquelle tomberais-je amoureux ? Laquelle suivrais-je jusqu’au Jugement dernier ? Sauf que je ne suis pas Brett. Je ne l’ai même jamais rencontré. Dans trois quarts d’heure, je suis censé être de retour à la sortie de Thompson Hall pour prendre mon chien et me barrer d’ici.

« Et donc… pardon, tu avais terminé ? demande le vice-président avec un regard respectueux pour sa présidente, qui acquiesce avec un haussement d’épaules. Et donc, tous ceux qui ont quelque chose à dire sont invités à le faire maintenant. »

Quelques personnes descendent déjà les allées en levant la main pour parler. Le troisième juge, le vice-président adjoint, lève le menton pour les regarder s’approcher. Il est calme, observateur, ses petits yeux de souris scrutant la salle sans relâche. Il n’a pas encore prononcé un mot.

Il y a une femme rousse, d’un roux sombre, presque brun. Elle est assise trois rangs derrière le mien, de l’autre côté de l’allée centrale, et semble prendre des notes ou même les minutes de la séance sur une liasse de papier posée en équilibre sur son genou nu. Elle porte une jupe noire très courte, des bottes noires. Brett, me dis-je, l’aurait trouvée séduisante.

La première personne à donner son opinion est un petit type en pantalon de toile et tee-shirt rouge uni. Il se lève de sa place et lit rapidement, presque avec agitation, un texte écrit sur des fiches bristol qu’il a dans la main.

« Le concept même de vol dans un magasin communautaire est en soi une manifestation de la pensée capitaliste. Autrement dit, le crime de vol ne peut et ne doit pas exister dans une société post-capitaliste, car la propriété – il appuie sur le mot, d’une voix chargée de dédain – ne peut et ne doit exister. » Il passe à une nouvelle fiche. Le vice-président adjoint a l’air agacé. « Notre vigilance est de mise contre les attitudes qui reflètent non seulement un dogme capitaliste explicite, mais aussi des traces vestigiales dudit dogme.

— OK, merci », lance la présidente.

Le petit type relève le nez de ses fiches ; à l’évidence, il n’avait pas terminé.

« Merci », redit-elle.

Dans le fond quelqu’un lance : « L’ordre du jour ! » C’est le gros en salopette, et la présidente accueille sa remarque d’un hochement de tête.

« À propos de ce que vient de dire cette personne, je voulais juste faire une observation : c’est idiot. »

Le vigilant anticapitaliste, blessé, parcourt la salle de ses grands yeux doux. La présidente sourit gentiment et fait signe à l’orateur suivant. De petites files d’attente se forment dans deux allées de l’amphithéâtre. Je ne quitte pas des yeux la femme aux cheveux sombres, trois rangs au-dessus de moi. Que faire, maintenant ? Ça dure combien de temps, ces assemblées ?

La personne suivante qui s’exprime est une femme aux longues dreadlocks emmêlées, qui souhaite exposer un système compliqué fondé sur la rédemption, dans lequel ceux qui sont accusés d’avoir enfreint les règles engageraient le dialogue avec la communauté, à propos de la nature de leur transgression. Voilà une idée qui intéresse visiblement le vice-président : il hoche vigoureusement la tête pendant qu’elle parle, ce qui fait rebondir ses boucles. Et cela continue ainsi, un orateur après l’autre : quelqu’un se demande si les discussions du jour ne vont pas inspirer d’autres infractions ; un homme demande poliment si le débat sur la nudité en public est encore à l’ordre du jour, et la réponse affirmative du vice-président suscite des acclamations ; une jeune femme aux yeux ardents, avec une épaisse tresse dans le dos, se lève pour dire qu’elle a soigneusement noté les interventions de cette séance, comme elle l’a fait lors des six précédentes assemblées du R&R, et qu’elle est en mesure de rapporter que la participation des personnes de couleur se limite à un ratio de une sur douze.

« Hum, fait le vice-président. C’est peut-être parce que les mouvements radicaux ont toujours été l’apanage des plus privilégiés ?

— Ou c’est peut-être parce qu’on est dans le New Hampshire, banane ! » lance le gros en salopette.

Dans l’éclat de rire qui s’ensuit, la femme aux cheveux roux sombre, celle dont j’ai décidé qu’elle était Julia Stone, relève le nez et voit que je l’observe. Elle ne baisse pas la tête : au contraire, elle capte et soutient mon regard. Il me vient à l’esprit que je pourrais lui faire passer un mot, et cette idée est si absurde que je manque éclater de rire. Êtes-vous Julia Stone ? Si oui, cochez la case.

« D’accord, dit la présidente. Je pense que ça suffit, ne serait-ce que pour une question de temps. »

Le vice-président paraît surpris, mais l’adjoint acquiesce. L’accusé frissonne et se penche en avant, en regardant à droite et à gauche. Un homme torse nu, dans les circonstances adéquates, peut dégager quelque chose de puissant, de léonin, mais cette nudité peut aussi vous donner un air de vulnérabilité et d’impuissance ; les bosses de son échine apparaissent frémissantes et fragiles comme des poissons affleurant à la surface.

« Pardon ! dis-je. Excusez-moi. »

Je me lève. C’est idiot. C’est la chose la plus idiote que je puisse faire maintenant. Et pourtant.

« Qu’est-il accusé d’avoir volé, au juste ? »

Toutes les têtes se tournent vers moi, l’homme le moins à sa place dans cette assemblée, attirant maintenant le maximum d’attention.

« La question n’est pas vraiment pertinente, intervient le vice-président, après avoir vérifié d’un coup d’œil respectueux que la présidente l’y autorisait. Notre protocole stipule que, étant donné le temps et les ressources limités qui sont les nôtres, mieux vaut se concentrer sur les conséquences lorsque les faits sont plus ou moins établis.

— Voilà, renchérit la présidente. Exactement. »

Les petits yeux de l’adjoint sont rivés sur moi, désagréables, ronds comme ceux d’un oiseau.

« Mais il a le droit de connaître ses chefs d’accusation », dis-je en désignant le captif d’un coup de menton.

L’assemblée est presque silencieuse, tout à coup, tirée de ses bavardages par ce coup de théâtre. Mon voisin, l’accro à l’iPhone, se pousse sur le banc pour mettre un peu de distance entre nous. Ma présumée Julia Stone, la jolie femme aux cheveux roux sombre, me dévisage avec un intérêt non dissimulé, comme les autres. Une vague de nervosité me passe dessus. C’est vraiment idiot, ce que je viens de faire, mais puisque je suis encore debout, je persiste et signe.