« Il a aussi le droit d’affronter ses accusateurs. Si quelqu’un dit qu’il a volé quelque chose, il a droit à une confrontation lors d’un procès public. »
L’accusé tord le cou pour m’apercevoir, puis se retourne vers ses juges, se demandant sans doute si cette mystérieuse intervention le sert ou le dessert. Je ne sais pas trop, l’ami, lui dis-je par télépathie. Franchement, je n’en sais rien. Quelque part dans la salle, quelqu’un ouvre une bouteille de bière : on entend un cliquetis suivi d’un chuintement. Le dossier du siège devant moi porte un graffiti, Ron aime Celia, gravé par un jeune étudiant qui s’ennuyait, à une époque révolue.
« Nous n’ignorons pas les règles de l’instruction, dit le vice-président en se redressant sur sa chaise pour mieux m’observer. J’ai fait du droit à la fac de Duke, compris ? Mais elles sont obsolètes dans le contexte actuel.
— Mais comment pouvez-vous rendre un verdict…
— On n’appelle pas ça “rendre un verdict”…
— … sans un procès équitable ?
— Excusez-moi ? Qui êtes-vous ? » éclate alors le troisième juge, le vice-président adjoint, qui s’exprime enfin, d’une voix forte, tendue, chargée de colère.
J’ouvre la bouche mais je ne dis rien, passant rapidement en revue une série de réponses possibles, douloureusement conscient de l’insuffisance de toutes. Ils pourraient me tuer, ces gens. Je pourrais réellement mourir ici. La République libre du New Hampshire, avec son esprit égalitaire et ses oripeaux New Age, est un monde en soi, hors de portée même du peu de droit qui subsiste ; comme disait l’autre, certaines règles sont obsolètes dans ce contexte. Je pourrais être assassiné ici, facilement, si cette assemblée changeait d’humeur ; je pourrais être tabassé à mort ou prendre une balle, avant que mon corps soit abandonné par terre sur l’esplanade centrale, pendant que ma sœur et mon chien se demanderaient pourquoi je n’ai jamais reparu.
« Alors ? » demande l’adjoint en se levant de sa chaise.
Et là, la présidente a une parole étonnante
« Je le savais.
— Quoi ? fait le vice-président.
— Je savais que quelqu’un viendrait le chercher. »
Elle m’observe fixement depuis sa table sur l’estrade – bras croisés, lunettes, couettes – et je lui retourne son regard.
« Pardon ? demande l’adjoint, furieux et perplexe. De quoi tu parles ? »
Mais Julia Stone ne se soucie nullement de sa perplexité, ni de l’attention étonnée de la foule. Elle me fixe froidement.
« Je lui ai dit qu’on viendrait le chercher. C’est ce que vous faites, vous autres, hein ? Vous venez chercher les gens. »
Le murmure assourdi de la salle recommence à bouillonner, les gens se penchent les uns vers les autres pour chuchoter, se donner des coups de coude, échanger des regards interrogateurs. Sans m’occuper d’eux, je reste les yeux dans les yeux avec Julia Stone.
« Hum, oui, l’ordre du jour, clame le vice-président, tandis que l’adjoint reste immobile, rigide, les bras croisés.
— De quoi tu parles ?
— Cet homme s’est introduit parmi nous sous un faux prétexte, dit Julia, qui pointe le doigt sur moi sans trembler. Il n’est pas ici pour participer à notre vie communautaire ; il est venu pour l’infiltrer. Il est en mission pour traquer un autre être humain comme un porc ou un chien. »
Silence. La pièce est soudain vibrante de tension, tout le monde regarde Julia ou moi, ou nous deux tour à tour. Je l’éprouve de nouveau, cette effrayante certitude instinctive que ces gens pourraient me tuer ; que je risque de mourir ici, dans cette salle, et que je ne serais pas plus avancé. Et en même temps, pourtant, je ressens des vagues sauvages d’excitation, en regardant la femme dont Brett a donné le nom à une pizza, la femme qui l’a arraché à Concord et à son épouse, la femme que je cherchais et que j’ai trouvée. J’ai envie de prendre une photo pour l’envoyer à Culverson en lui écrivant : « Tu vois ? Tu vois ? »
« Vous ne comprenez pas où vous êtes, me dit Julia. C’est un nouveau monde, ici. Les manœuvres de flics n’y ont pas leur place.
— Je ne suis pas de la police.
— Ah non ? Mais vous en avez le style, pas vrai ?
— Qu’est-ce qui se passe, Julia ? » s’impatiente le vice-président adjoint.
Il fait un pas agressif dans sa direction derrière la table. Le vice-président se lève alors pour l’arrêter en le repoussant, la main à plat sur sa poitrine.
« Wow ! »
Julia, pendant ce temps, ne me quitte pas du regard.
« Vous ne le tuerez jamais, me dit-elle.
— Le tuer ? Non, je… c’est sa femme qui m’envoie.
— Sa femme ? »
Elle reste figée une seconde, haletante, le temps d’encaisser la nouvelle et de décider quoi en faire, pendant que je me demande : Le tuer ? Pourquoi est-ce que je viendrais le tuer ?
« Désolée pour ces histoires, dit-elle ensuite à ses collègues de tribunal, avant de pivoter pour s’adresser au public. Je demande un ajournement exceptionnel de la séance. Il faut que je parle seule à cet homme.
— Oh, non, c’est pas vrai ! rouspète l’adjoint. Tu en as déjà réclamé un hier.
— Oui, bon, répond-elle sèchement. On ne vit pas une époque ordinaire. »
Julia Stone descend alors de l’estrade et me fait signe de la retrouver à la porte. Pendant que je descends en enjambant les pieds de ceux qui sont assis par terre, le jeune aux mains liées s’assied, un peu hagard, et le vice-président annonce que la séance va passer à la question de la nudité publique. Tout le monde s’en réjouit à grands cris et les mains se lèvent, paume en l’air.
4
La femme qu’aime Brett, tout comme la femme qu’il a épousée, n’est pas une beauté, du moins pas au sens conventionnel du terme. Mais si le physique quelconque de Martha Milano est compensé par une douceur rayonnante et une grande chaleur d’âme, le petit corps mince de Julia Stone et ses traits sombres sont séduisants d’une tout autre manière. Elle ne parle pas, elle énonce, sur un débit rapide, les yeux lançant des éclairs. Chacun de ses mots est chargé d’énergie.
« Là, me dit-elle. Ces jeunes. Sur le toit. Vous voyez ? »
Je suis du regard la direction de son doigt, et vois une petite grappe de silhouettes qui s’activent au sommet des bâtiments résidentiels, au loin.
« Des machines de musculation. Ils sont peut-être une douzaine en ce moment. Parfois ils sont trente ou trente-cinq. Sur des vélos, des tapis roulants. Et ce n’est qu’un exemple. Si vous venez vivre avec nous, vous faites tout ce que vous voulez, du moment que, A, votre comportement n’empêche pas les autres de faire ce qu’ils veulent et que, B, chaque fois que c’est possible, vos actes apportent un bénéfice concret à la communauté. »
Julia marque une pause et regarde dans le vide devant elle, comme pour passer en revue les mots qu’elle vient de prononcer et vérifier leur justesse avant de poursuivre. Nous sommes sur le toit du bâtiment Kingfisher : des tuyauteries, un jardin fané, un canapé battu par les éléments que quelqu’un a hissé dans l’escalier en béton et passé par la trappe.
« Nous avons une équipe de post-doc en sciences de l’ingénieur qui ont branché ces machines de manière à récupérer l’énergie générée et à l’envoyer dans un accumulateur central. Pour que, par exemple… » Elle déplace son bras jusqu’à pointer un autre édifice, bien plus proche, où les rideaux du rez-de-chaussée sont fermés. « … ces gens-là puissent regarder des films. En ce moment, c’est un festival Nouvelle vague française. Ensuite, ce sera Tarantino. Etc. Ils votent pour décider. Il y a un comité.