— C’est intéressant », dis-je à mi-voix, m’efforçant toujours de la cerner, de cerner cette conversation.
Où est-il ? Voilà tout ce que j’ai envie de lui demander. Où est Brett ?
« Intéressant ? Bien sûr que c’est intéressant, mais ce n’est pas le problème ! Je réponds à la question que vous avez posée en bas. Comment peut-on condamner quelqu’un qui est peut-être innocent ? » Elle me regarde durement à travers ses lunettes aux verres épais, et ses petites couettes frémissent. « C’était bien votre question, non ?
— Plus ou moins.
— Non, c’était bien ça, c’est ça que vous avez demandé. Ne vous défilez pas. Et au fait, pour info, il n’a rien volé. »
Elle pointe le menton, s’attendant à de la stupéfaction, de la colère, une dispute. Et il est vrai que je suis un peu abasourdi ; je le revois clairement, l’accusé nerveux et tremblant, à peine sorti de l’adolescence, les mains liées dans le dos, attendant le châtiment d’une foule en colère.
Mais je me maîtrise, me contente de hausser les sourcils.
« Ah bon ?
— Oui, ah bon. C’est un coup monté de ma part. »
Elle pousse, elle me teste, et je sais précisément pourquoi. Elle croit me haïr, et elle veut s’assurer que c’est bien le cas. Je viens à elle souillé par mon association avec Martha, avec « la légitime », et Julia Stone préférerait me dire d’aller me faire voir chez les flics, ou n’importe où. Il me faut donc y aller mollo, sans hâte, garder mes questions pour moi jusqu’au moment où il y aura une chance pour qu’elle me réponde.
« Tout ce que je voulais dire, c’est que ce jeune méritait un traitement équitable. Je n’ai jamais dit qu’il était innocent.
— Oh, il n’est pas innocent, simplement ce n’est pas un voleur. C’est un violeur. Vu ? Ne me demandez pas comment je le sais, parce que je sais ce qui se passe ici. Je sais. Et je veux le virer de ma communauté. Mais si je le faisais comparaître pour viol, alors Jonathan – l’adjoint, vous vous souvenez de lui ? »
Je fais oui de la tête. Yeux de cochon, teint rouge, rictus d’enfant gâté.
« … Jonathan exigerait la pendaison. Non qu’il en ait quoi que ce soit à faire, de la violence contre les femmes. Mais parce qu’il a envie de pendre quelqu’un. Je le sais. Et si on commence à pendre les gens… » Elle secoue la tête, pressentant l’avenir. « Bref. »
Je me masse le front, tombe sur l’étrange petit trou dans ma tempe, qui me rappelle l’agression de Cortez dans l’ascenseur. Il me semble que c’était il y a un million d’années, dans une autre vie. Julia a de nouveau le regard perdu dans le lointain : elle contemple le campus, sourcils froncés, et parle avec de grands gestes.
« Les théories sociales radicales, une fois mises en pratique, ont une demi-vie très courte, c’est bien connu. Elles se dissolvent dans l’anarchie. Ou bien le pouvoir du peuple, même soigneusement délégué à des autorités provisoires, est volé par les totalitaristes et les autocrates. Vous pouvez me donner un seul contre-exemple ? »
Elle me défie du regard.
« Non, je crois bien que non.
— Non. Il n’y en a pas. »
Sa passion, son assurance… je vois clairement comment ces qualités ont dû parler à Brett Cavatone, que j’en suis venu à imaginer taiseux, rapide d’esprit et intense : une âme de philosophe dans un corps épais et rude de policier. Je me demande fugacement comment Martha Milano et lui se sont retrouvés ensemble. Combien de temps a-t-il mis à se rendre compte qu’il n’avait pas épousé la femme qu’il lui fallait ?
« Ici, cette occasion nous est donnée, continue Julia. Nous avons trouvé cet équilibre difficile entre sécurité et liberté personnelle. Un équilibre qui finit toujours par être foutu en l’air, sauf que cette fois il n’y a pas le temps. Il faut juste qu’on garde à distance les idioties jacobines, qu’on empêche le tout de basculer dans Sa Majesté des mouches pendant encore soixante-quatorze jours. » Elle parle de plus en plus vite, ses mots sortent comme des wagons de train d’un tunnel. « C’est une opportunité unique, littéralement unique, dans l’histoire de la civilisation, et la préservation de l’ordre public passe avant la forme de justice que l’on réserve à un individu. Pas vrai ?
— Si.
— Oui. C’est vrai. Elle vous paie ? L’épouse ? »
Julia se tourne vers moi, croise les bras.
« Non.
— Alors pourquoi est-ce que vous faites ça ?
— Je ne sais pas, dis-je en lui envoyant un rapide demi-sourire. Pourtant, on me pose sans arrêt la question.
— Ça ne m’étonne pas. »
Et là, elle aussi me sourit : juste l’ombre d’un infime sourire secret. Elle a un petit espace entre les dents de devant, qui lui donne des airs de gamine de dix ans polissonne.
« Vous avez cru qu’on m’envoyait pour le tuer. Pourquoi est-ce que quelqu’un voudrait le supprimer ? »
Son sourire s’envole.
« Et pourquoi je devrais vous dire ça ?
— Vous l’aimez ?
— L’amour est une construction bourgeoise », réplique immédiatement Julia, ce qui ne l’empêche pas de se détourner pour perdre son regard entre les toits et les arbres du campus transformé.
J’attends, je lui accorde un moment d’intimité avec les souvenirs qu’elle se repasse dans la tête, en espérant qu’ils vont adoucir son humeur. Puis je reviens doucement à la charge, en parlant d’une voix douce, lui racontant l’histoire qu’elle connaît déjà.
« Brett vous a arrêtée il y a deux ans, à Rumney, mais vous lui avez fait un speech, derrière les barreaux de la cellule de rétention. Vous lui avez fait comprendre que votre cause était juste, et il en est venu à vous respecter. Vous l’avez convaincu de ne pas témoigner. Et vous deux avez commencé à avoir des sentiments l’un pour l’autre. »
Julia me décoche un coup d’œil plein d’aigreur en entendant le mot « sentiments », et je hoche la tête pour bien reconnaître que les sentiments sont une construction bourgeoise, mais je continue néanmoins.
« Seulement, il ne voulait pas quitter sa femme. Ce n’était pas son genre. Si bien qu’à la fin de l’été vous avez repris les cours, il a quitté la police pour s’installer à Concord, et voilà. »
Elle ne dit rien, ne me regarde même plus. Ses yeux sont rivés sur le campus, sur ses habitants : ceux qui font du sport, ceux qui regardent des films, le grouillement ondulant sur la pelouse centrale. Mais elle ne me coupe pas non plus, ne dit pas non. Je continue de parler, simple type en costard sur un toit, racontant une histoire par une journée d’été.
« Mais ensuite, l’astéroïde arrive. Le compte à rebours commence, et ça change tout. Vous vous dites : maintenant, peut-être. Peut-être que maintenant, Brett et moi avons notre chance. Vous lui avez envoyé des lettres, lui avez tout dit de la République libre et de ce que vous aviez accompli ici. Vous lui avez dit qu’il devrait venir, jouer aux échecs et passer son temps avec vous jusqu’à la fin. »
Julia lève un doigt, le regard toujours fixe.
« Une lettre. Il y a deux mois.