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— D’accord. Une lettre. Et puis hier, tout à coup, il débarque. »

J’imagine la scène, Brett Cavatone se faufilant dans le fond de cet amphi surpeuplé et chaotique, comme moi, et soudain Julia le voit depuis l’estrade. Ses yeux s’écarquillent de stupeur, sa posture d’autorité vacille un instant comme un signal télé brouillé tandis que Brett lui sourit, posé, formidable, affectueux.

« Il vous dit que désormais il est ici, qu’il ne reste pas beaucoup de jours et qu’il veut les passer avec vous.

— Non, dit abruptement Julia.

— Non ? »

Enfin, elle se détourne du garde-corps et me regarde bien en face, les lèvres pincées par l’émotion, et je me fiche de savoir si l’amour est une construction bourgeoise ou non, j’ai déjà vu de l’amour une ou deux fois et cela est le visage d’une femme amoureuse. Elle l’aime et elle regrette amèrement ce qu’elle me raconte ensuite.

« Non, il n’est pas venu ici parce qu’il restait peu de jours et qu’il voulait les passer avec moi. Il est venu pour se procurer des armes. »

Je bats des paupières.

« Se procur… Quoi ? »

Julia rit alors, une fois, un aboiement dur, et je la regarde bouche bée, totalement stupéfait.

« Venez, me dit-elle en ouvrant la trappe de l’escalier. On va faire un tour. »

* * *

Jeremy Canliss avait raison : Brett avait bien une femme en tête. Mais ce n’est pas par désir ni par amour qu’il est venu trouver Julia Stone à l’université du New Hampshire ; c’est pour l’armement qu’elle lui avait fièrement décrit dans cette lettre unique, deux mois plus tôt.

Julia Stone trace le chemin et je la suis, à un ou deux pas de distance, dans les allées qui s’éloignent du bâtiment Kingfisher, en passant sous les bannières des extinctions – permienne, crétacé-paléogène, peste justinienne – et jusqu’à l’autre bout du campus. Nous ne parlons pas, nous nous contentons d’avancer, mon excitation nerveuse se manifestant dans le fort tambourinement de mon cœur, ma compréhension de l’affaire pivotant lentement, tel un mur de livres dans un manoir hanté pour révéler l’escalier dérobé. J’ai des questions à poser – encore des questions, des questions nouvelles –, mais je marche simplement, je me laisse guider, Julia saluant en silence à peu près tous ceux que nous croisons dans les boucles des allées.

Notre destination s’avère être un abri en béton compact au toit plat et goudronné, bâti le long d’une clôture en grillage qui sépare les installations universitaires de College Road. L’abri en question est niché dans l’ombre de la grosse station électrique, désormais défunte, dont les pylônes et les transfos sont silencieux et froids.

Julia ouvre la porte cadenassée et me fait entrer. C’est une pièce unique, une boîte parfaite : sol plat, plafond plat, quatre murs plats. Le soleil entre faiblement par quatre soupiraux sales. Au mur, alignées sur des crochets, toutes sortes d’armes : pistolets, carabines, automatiques, semi-automatiques. Sur une étagère près du sol, une douzaine de boîtes de munitions, bien rangées. La République libre révolutionnaire, m’explique Julia Stone, a récupéré tout ce matériel auprès du programme ROTC[2] de l’UNH et se l’est approprié au moment de la « révolution ». Ce que Brett lui a dit, c’est qu’il avait besoin d’armes « sérieuses ». Il lui a demandé une paire de fusils à grande puissance de feu, des M140 à lunette. Julia les lui a cédés et a mis leur disparition sur le dos du violeur.

« Je n’avais pas le droit de les donner, ajoute-t-elle en secouant la tête avec amertume. Ils appartiennent à la communauté. Je ne sais pas pourquoi je me suis laissé convaincre. Mais c’est… »

Elle ouvre les mains sans finir sa phrase. Mais je sais ce qu’elle voulait dire. J’ai déjà entendu ça : C’est Brett, quoi…

Nous sortons et Julia referme le cadenas, après quoi nous nous adossons à l’un des murs de béton, face à la station électrique. Je repousse une vague d’anxiété due à la conscience aiguë de ce qui se trouve dans l’abri. La capacité de destruction contenue dans ce simple bâtiment minuscule, cette seule petite pièce, dans un monde rempli de petites pièces comme celle-ci. Car j’en ai vu, depuis que la lente approche de l’astéroïde est connue. À l’heure qu’il est, il doit y en avoir des millions, de sous-sols et de greniers, de cabanes et de garages, bourrés d’armes qui attendent en silence le moment de servir. Tout un monde de poudrières prêtes à sauter. Je regarde ma montre, je suis en retard, très en retard, impossible d’ignorer que l’heure limite donnée par les gardes de Thompson Hall est dépassée. J’envoie des excuses silencieuses à Houdini, en me demandant si les deux filles ou les chemises noires feraient réellement du mal au chien.

Je reviens à ma question initiale.

« Julia, que se passe-t-il ? Qui essaie de tuer Brett ?

— Je ne sais pas. Peut-être personne.

— Est-il en danger ?

— En danger ? Mais enfin, le mot “danger” n’est même pas… »

Elle secoue la tête avec un amusement amer. Et je comprends soudain qu’elle va se livrer – elle a déjà commencé à tout me dire. Pour la première fois je le sens, avec une certitude extatique et poignante : je vais le trouver. J’arrive, Brett… J’arrive.

« Julia ? »

Mais son attitude change soudain ; la colère crispe ses traits.

« Et pourquoi je devrais vous parler, d’abord ? me lance-t-elle, crachant ses mots. Pourquoi je devrais vous dire quoi que ce soit ? »

Elle s’écarte du mur, le regard noir.

Je ne réagis pas à sa colère, mais je réponds à sa question. Elle ne la poserait pas si elle ne voulait pas une réponse. Elle ne m’aurait pas emmenée jusqu’aux armes.

« Vous tenez à lui. Ce qui s’est passé entre vous deux, quoi que ce soit, cela voulait dire beaucoup pour vous. Vous n’êtes peut-être pas amoureuse, mais vous voulez qu’il soit préservé du danger. Si je le retrouve, je pourrai peut-être faire en sorte que ce soit le cas. »

Elle ne me répond pas. Elle tire sur une de ses couettes, un petit geste humain.

Je suis là, Brett. J’arrive.

Il y a un mouvement du côté du grillage, un animal ou un citoyen titubant de la République libre, qui se déplace dans l’ombre. Nous tournons tous les deux la tête, ne voyons rien, puis nos regards se retrouvent. Je l’observe intensément, qui réfléchit, soupèse les facteurs en jeu, décide si elle doit rejeter la vérité de ce que j’ai dit, simplement parce que c’est moi qui l’ai dit. Je la regarde soupeser sa loyauté envers Brett, sa rage à son encontre, son désir de l’écarter du danger.

« Je ne vous dirai pas ce qu’il fait, lâche-t-elle enfin. Il m’a fait promettre de ne le dire à personne. Je ne peux pas le trahir.

— Je comprends ça. Et je le respecte. »

Et c’est vrai. Je suis sincère.

« Mais je vais vous dire où il est. »

5

Je suis navré, Martha.

Je m’entends moi-même prononcer ces mots, je les imagine suspendus dans l’espace vide et lumineux de sa cuisine, à mon retour à Concord, frappant à sa porte tel un flic, le chapeau à la main, pour lui annoncer la nouvelle.

Navré, madame, mais votre mari ne rentrera pas.

Si j’avais vu juste, et si j’avais retrouvé Brett Cavatone comme je l’ai imaginé pendant un court moment, allongé dans l’herbe épaisse du campus, la tête sur les genoux de son amour perdu – ou si je l’avais déniché dans un lupanar ou une partouze géante sur une plage, le regard tourné vers les étoiles et quelque chose de vilain coulant dans les veines –, et si je lui avais transmis le message de Martha, en lui rappelant que son « salut » dépendait de son retour… si tout s’était déroulé ainsi, il y aurait encore eu une petite chance de réussite, un vague espoir qu’il se souvienne de ce qu’il était et rentre à la maison la tête basse.

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2

Organisation de l’armée de réserve américaine, qui offre des bourses universitaires en échange d’un certain temps de service.