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Mais ce que je sais, à présent, c’est qu’il est dans les bois avec deux fusils. Et qu’il se soit empêtré dans un terrible danger, comme Julia semble le craindre, ou qu’il accomplisse un grand acte d’héroïsme préapocalyptique, comme veut le croire Martha, dans les deux scénarios c’est déjà plus difficile d’imaginer que rentrer à la maison puisse l’intéresser.

Je n’ai pas réussi à le trouver, pourrais-je dire à Martha. Pas trace du bonhomme.

Sauf que j’ai toujours très mal menti. Le mieux serait peut-être de ne plus du tout me présenter devant ma cliente. Je pourrais rester ici, à Durham, ou bien rentrer à Concord mais sans jamais remettre les pieds dans sa maison d’Albin Road, laisser les derniers mois se passer pour elle dans un silence plein d’espoir. La laisser mourir le 3 octobre avec ce petit diamant de possibilité encore serré dans son poing, l’espoir que Brett revienne, qu’il apparaisse soudain pour la tenir dans ses bras quand le monde explosera.

* * *

« Pardon pour le retard », dis-je, hors d’haleine.

L’un des jeunes en noir lève le nez et fait : « Ah bon ? Il est quelle heure ? », et Houdini est là, en parfaite santé, bondissant sur la pelouse en pente, sous le drapeau de la République libre qui claque au vent, tandis que Beau et Sport le font jouer avec un Frisbee.

« Bon Dieu », dis-je en lâchant un soupir de soulagement.

Les filles ont laissé traîner leurs fusils sur les marches aussi négligemment qu’elles l’auraient fait de livres de poche ; les Black Blocs sont mollement assis par terre au pied du mur, foulards retirés, visages tournés vers le soleil.

Houdini jappe à mon approche pour me signaler qu’il m’a vu, mais – je le remarque non sans un pincement d’amertume –, il ne vient pas se jeter dans les jambes de son maître. Il s’amuse comme un petit fou, bondissant entre ses ravisseuses, rapportant à chacune tour à tour le vieux Frisbee jaune. Beau s’accroupit comme pour le protéger de mon retour, tandis que Sport me fait gaiement signe.

« Ah, salut, me lance-t-elle. Regarde un peu ça ! » Elle désigne mon chien. « Assis ! » Il s’assied. « Couché ! » Il se couche.

« Wouah, formidable ! »

Je me trouve clairement face à un cas de syndrome de Stockholm canin, ce que j’explique à Houdini tandis qu’il m’emboîte le pas, à regret, et que nous nous éloignons promptement du drapeau, pour rejoindre Main Street et l’India Garden.

J’avale une barre énergétique et un sandwich au beurre de cacahuètes et je sers un bol de croquettes au chien, tout en me repassant dans la tête mes obligations, mon contrat avec ma cliente : Je ferai mon possible pour retrouver ton mari… Le problème, à présent, c’est que je sais où il se trouve ; le problème, à présent, c’est que je pourrais y être en une heure avec mon vélo. Le problème, c’est que j’ai envie d’y aller. Maintenant que j’ai fait tout ce chemin, j’ai envie de délivrer mon message. Maintenant que j’ai fait tout ce chemin, j’ai besoin de voir le bonhomme de mes yeux.

La sonnette de la porte tinte joyeusement.

« B’jour, je peux avoir un poulet tandoori et un naan au fromage, siouplaît ? » plaisante Nico en tirant à elle une chaise.

Elle me décoche son sourire malin et tordu, une cigarette au coin de la bouche pour rouler des mécaniques, mais, allez savoir pourquoi, je ne suis pas d’humeur. Je me lève et la serre longuement dans mes bras, appuyant son visage contre mon torse, le menton posé sur le haut de son crâne.

« Eh ben, qu’est-ce qui t’arrive, Henry ? me demande-t-elle quand je la lâche. Il s’est passé quelque chose ?

— Non. Enfin si. Pas vraiment. » Je me rassois. « Tu sens la bière.

— Ouaip ! Je m’en suis envoyé quelques-unes. »

Elle passe la main dans ses courts cheveux noirs, puis jette son mégot dans un coin. Houdini s’arrête de manger pour lui lancer un regard réprobateur en flairant la fumée.

« Alors ? Tu l’as trouvé ?

— Mon témoin ? Oui.

— Et le mari de Martha ?

— Pas encore. Mais je sais où il est.

— Ah oui ? Où ça ?

— Dans le Maine, au sud de Kittery. Un endroit appelé Fort Riley. C’est un ancien parc naturel. »

Nico hoche la tête sans manifester d’émotion et me pique une bouchée de ma barre énergétique. Son intérêt pour mon enquête s’arrête là.

« Bon, t’es prêt ? » me demande-t-elle une fois qu’elle a fini de mastiquer.

Je me masse le front d’une main. Je sais ce qu’elle veut dire, bien sûr. Je lui ai promis que, si elle me servait de guide pour pénétrer dans la République libre du New Hampshire, j’écouterais en retour tous les détails sordides de son plan magique pour sauver le monde. J’aurais juste aimé deux minutes de plus. Juste quelques instants de bonheur modeste et normal : un frère, une sœur, un chien. Non, je ne suis pas prêt, ai-je envie de lui dire. Pas encore.

Mais je lui ai promis. C’est vrai, j’ai promis.

« D’accord. Vas-y, accouche. »

Je croise les jambes et me penche légèrement en avant pour concentrer mon énergie sur Nico, m’exhortant mentalement à écouter avec patience et de bonne grâce les élucubrations que je suis sur le point d’entendre.

« Le gouvernement des États-Unis, commence-t-elle (et déjà, je plaque une main sur ma bouche), s’il le voulait, pourrait déclencher une ou plusieurs explosions de surface dans l’espace qui entoure l’astéroïde en approche. »

Je plaque ma main plus fort sur ma bouche, forme un poing, me retiens de parler.

« L’objectif serait de surchauffer la surface de l’objet, induisant ce qu’on appelle une réaction de recul et modifiant suffisamment sa vélocité pour l’empêcher d’entrer en collision avec la planète. »

Là, je ferme les yeux et j’incline la tête en avant, dans une position qui, je l’espère, ressemble à de la concentration profonde, mais n’est en réalité qu’un effort désespéré pour me retenir de bondir sur mes pieds et fuir ce monologue. Nico poursuit.

« Mais certains officiels, haut placés au gouvernement, ont décidé d’occulter cette information. De faire croire qu’il est trop tard, ou que c’est impossible. »

Je n’y tiens plus, je retire la main de ma bouche.

« Nico. »

Rien que ça, à mi-voix. Elle ne m’entend pas, ou décide de faire comme si. Houdini fait claquer ses babines dans son coin.

« Ceux qui avaient les connaissances nécessaires pour mener l’opération à bien viennent d’être incarcérés sans procès. »

Ce sont des éléments de langage prémâchés, je le sens. Je fais une nouvelle tentative.

« Nic ?

— Emprisonnés ou, pour l’un d’eux, assassiné.

— Assassiné ? »

C’en est trop. Je me lève, me penche sur la table.

« Nico, c’est n’importe quoi. »

Elle se recule devant moi.

« Quoi ?

— C’est ça, ton grand secret ? Une bombe nucléaire ? Faire sauter l’astéroïde en plein ciel ? On ne peut pas. Ça le fracturerait en un million de projectiles plus petits. Tu n’as jamais entendu ça ? Il y a eu tout un hors-série de National Geographic là-dessus, bon sang. Ça a fait la couverture du dernier Time Magazine. »