J’ai haussé la voix. Houdini lève les yeux un instant, surpris, puis retourne à ses croquettes.
« Ce n’est pas ce que j’ai dit. Tu ne m’écoutes pas. »
Nico s’exprime d’une voix douce, en croisant les bras, patiente comme une maîtresse d’école, comme si j’étais un enfant, ou un abruti.
« On est entrés en guerre pour empêcher le Pakistan de bombarder le truc. Il y a eu des milliers de morts ! »
Je revois encore les photos. Elles ont paru dans le Monitor avant que le journal ne mette la clé sous la porte : des drones, des frappes aériennes, des bombes incendiaires, l’annihilation rapide d’installations nucléaires et la destruction concomitante de zones civiles. Il y a aussi eu un grand reportage sur le Pakistan dans le dernier numéro du Times, le numéro double d’adieu, celui qui était titré en une : « Et maintenant, on attend. »
Nico se lève de la table, s’appuie contre le comptoir, cherche une nouvelle cigarette dans sa poche.
« Je n’ai jamais parlé de le faire sauter en plein ciel. Ce que je t’ai décrit, c’était une ou plusieurs explosions nucléaires proches de l’astéroïde, mais sans contact. On appelle ça une déflagration à distance, différente d’un projectile cinétique, qui serait un vaisseau ou tout autre objet s’écrasant contre la surface. Une déflagration à distance aurait l’avantage de produire le changement de vélocité désiré tout en minimisant les perturbations de surface et les éjectas qui pourraient en résulter. »
Encore des éléments de langage. J’ai l’impression qu’elle va me tendre un tract. Je me lève. Je fais les cent pas.
« Une déflagration à distance. Et vous croyez que personne n’y a pensé avant vous, peut-être ?
— Je le savais, que tu n’écouterais rien, me répond-elle avec tristesse, secouant la tête, faisant tomber sa cendre par terre. Je savais que je ne pouvais pas compter sur toi. »
Je cesse de marcher de long en large. Bien sûr, elle sait précisément quoi dire ; elle a eu toute sa vie pour me faire culpabiliser de la gronder pour ses excentricités. Je respire à fond. Reprends la parole d’une voix plus basse.
« Désolé. Vas-y, continue. Je t’en prie.
— Comme je te le disais, ce n’est pas que le gouvernement… je devrais dire l’armée, en fait, c’est l’armée, pas le gouvernement civil. Oui, ils y ont pensé. Ils ont même chargé des gens de trouver comment s’y prendre, il y a des années, alors que ce genre de danger était purement théorique. Il y avait forcément moyen de créer une arme nucléaire d’un genre nouveau, dotée d’un détonateur innovant, pour expédier la charge dans l’espace.
— Bon. Mais on n’a jamais fabriqué ça. »
Elle sourit, me décoche un clin d’œil.
« Ouais. C’est ce qu’on veut nous faire croire.
— Enfin, Nico. C’est n’importe quoi.
— Tu te répètes. »
Son expression change soudain : de rusée et bien informée, elle passe à une sorte d’intensité sereine – nous arrivons au moment qu’elle attendait. Et c’est le noyau même de la folie.
« Certains éléments conservateurs issus du complexe militaro-industriel international se réjouissent de l’arrivée de l’astéroïde, Henry. Ils s’en réjouissent. L’occasion de régner sur une population décimée, misérable ? De mettre la main sur tout ce qui reste des ressources mondiales ? Ils s’en frottent les mains ! »
C’est plus fort que moi : j’éclate de rire. Je renverse la tête en arrière et lance mon rire vers le plafond, et cette fois Houdini fait carrément un bond et file se cacher. L’absurdité de tout cela, le fait d’être assis là à discuter comme si Nico et moi, deux personnages minuscules dans ce restaurant indien éventré du New Hampshire, disposions d’informations privilégiées sur le sort de l’Univers !
Nico continue de parler pendant un moment, et je fais de mon mieux pour l’écouter, mais une grande partie de son discours m’entre par une oreille et ressort par l’autre, une grande partie n’est que du blabla. Il y a un savant maudit, évidemment : Hans-Michael Parry, astrophysicien autrefois lié au programme spatial des États-Unis, qui sait précisément comment faire, qui sait où sont cachés ces détonateurs spéciaux et comment on s’en sert. L’organisation de Nico a localisé Parry dans une prison militaire et s’apprête à le faire passer en Angleterre, où des sympathisants sont prêts à essayer cette manœuvre de détournement de l’astéroïde à l’aide de bombes britanniques.
Pendant toute cette exégèse, je me contente de répéter : « Ah oui. Ah bon. D’accord. » Je tape sur mes genoux et Houdini saute dessus. Je le grattouille derrière les oreilles et lui murmure « bon chienchien » avant qu’il ne file se jeter sur une croquette égarée qu’il a repérée à l’autre bout de la pièce.
Je me rends compte, tandis qu’elle parle, que j’avais partiellement envie d’être étonné. J’avais envie qu’elle me dise une chose qui me pousse à m’exclamer : Mince alors ! Elle a raison ! Mais bien sûr, cela n’a jamais été réellement envisageable, n’est-ce pas ? Que sur toute la population mondiale, ce soit ma sœur qui ait une solution. Personne n’en a. Personne dans le restaurant India Garden, et pas non plus un astrophysicien solitaire pourrissant dans les entrailles du système carcéral américain. Ce n’est que du charabia pour film catastrophe, de manière tellement évidente que ce serait hilarant si je ne connaissais pas au moins une personne qui a déjà été sacrifiée sur l’autel de la conviction de ma sœur.
« Et alors, finis-je par demander d’un ton las. Tes amis et toi, vous allez sortir ce savant du trou ?
— Ça, c’est déjà fait, me répond-elle sans relever mon ironie. Pas moi, pas le groupe de Nouvelle-Angleterre. Une autre équipe, dans le Midwest, ils l’ont déjà trouvé et se sont occupés de sa libération. Maintenant, Jordan, moi et les autres de Nouvelle-Angleterre, on attend la prochaine mission de reconnaissance. »
Incrédule, j’articule les mots en silence. Mission de reconnaissance. Tout ce vocabulaire de série Z. Combien de fois, au fil de nos vies, ai-je vu l’esprit magnifique de Nico, brillant comme du vif-argent, obscurci par le chagrin, par l’alcool et le cannabis, par son association avec des hurluberlus ?
« Comment peux-tu croire un mot de tout ça, Nico ?
— J’y crois parce que c’est la vérité. »
Ouvrant le réfrigérateur qui ne réfrigère plus rien du tout, elle y prend une canette de soda à la mangue. La pluie d’été martèle les vitres et le trottoir au-dehors.
« Mais comment peux-tu savoir que c’est vrai ?
— Je le sais parce que ça l’est.
— Ça ne fonctionne pas, ton raisonnement. On dirait Jesus Man.
— Pas du tout.
— Je t’assure. »
Jesus Man était le vieil excentrique aux yeux brillants qui occupait le lit voisin de notre grand-père, durant son ou ses deux derniers mois : l’ultime salve de radiations avant qu’ils renoncent à sauver Nathanael Palace et que nous le ramenions pour mourir à la maison. Jesus Man avait en lui la lumière du Seigneur, et il n’était nulle douleur, nul inconfort qu’il ne pût endurer avec le sourire, par la grâce de Dieu. Il en faisait pratiquement une fête, accueillant chaque souffrance nouvelle comme un pas de plus sur le chemin du paradis. Grand-père le haïssait – presque autant, m’a-t-il dit une fois en chuchotant assez fort pour que l’autre l’entende, que son cancer. Un jour, pendant que grand-père dormait, Jesus Man nous a dit, à Nico et à moi, qu’il espérait que nous avions accueilli le Seigneur dans nos cœurs. Je n’ai rien répondu, j’ai juste hoché poliment la tête et regardé la télé. Nico, âgée de dix-sept ans, lui a souri en disant : « Merci, monsieur. J’y penserai. »