Elle hausse les épaules.
« Voilà toute l’histoire, grand frère. Je ne peux pas te forcer à y croire si tu ne veux pas.
— Eh non, tu ne peux pas. Quand est-ce que tu pars ? En mission de reconnaissance, je veux dire ?
— Bientôt. Jordan me dit que l’équipe arrive. Demain ou après-demain, un hélicoptère va se poser dans Butler Field pour nous prendre.
— Nico, je t’aime. » Voilà ce que je dis ensuite, et je m’étonne d’entendre ces mots sortir de ma bouche ; elle aussi a l’air plutôt surprise, elle croise les bras, et je poursuis. « Je t’aime vraiment. Et je t’ai fait une promesse.
— Je t’en libère, souffle-t-elle aussitôt.
— Impossible.
— On était gamins.
— Toi, tu étais gamine. Moi, j’avais quatorze ans. Je savais ce que je disais.
— Je t’en libère, je te dis.
— Non. »
Je regrette soudain mon ton de voix, mon scepticisme, je regrette tout ce qui s’est passé pendant cette conversation. Ne pars pas, ai-je envie de lui dire, n’y va pas, reste, viens avec moi dans le Maine, rentre avec moi à Concord, Nico, n’y va pas. Houdini a fini de manger et s’est trouvé un endroit où se coucher. Dans le silence, ses ronflements emplissent la pièce.
« Bonne chance pour ton enquête, me dit ma sœur.
— Bonne chance pour… »
C’est le début d’une phrase, mais je ne trouve rien pour la compléter. C’est tout ce que j’ai.
« Bonne chance. »
Encore une scène de notre enfance. Quelques années avant ce printemps-là, quelques années avant Jesus Man. Nico avait dix ans et déjà elle était plus ou moins en crise : elle insultait ses professeurs, chipait de petites choses dans les magasins. Des autocollants, des canettes de soda. Un jour, une fille lui a donné de la bière, une grande, sans doute pour faire une blague, mais Nico a tout bu et s’est retrouvée ivre – ivre à dix ans, et, dans sa cervelle encore en formation, l’alcool a fonctionné non comme une incitation à faire encore plus de bêtises, mais comme un sérum de vérité. Elle marmonnait, balbutiait, envoyant une colère multiforme contre moi, contre grand-père, contre tout le monde.
« Mais toi aussi, m’a-t-elle dit alors que j’essayais de la prendre dans mes bras, de la soulever, de la porter jusqu’à la maison. Tu t’en iras, comme eux. Tu vas mourir. Tu vas disparaître.
— Non, lui ai-je alors répondu. Nico, je ne ferai jamais ça. »
La pluie a cessé, pour l’instant, et le ciel est dégagé, limpide, les étoiles scintillent à leur place familière. J’essaie de dormir, mais sans succès ; c’est à peine si j’arrive à garder les yeux fermés, gisant sans repos sur le sol de l’India Garden, étalé de manière inconfortable avec mon sac à dos comme oreiller. À l’aube je remonterai à vélo, j’installerai Houdini entre mon matériel d’urgence et mes bouteilles d’eau, et je me mettrai en route pour le sud du Maine.
Je m’efforce de concentrer mes pensées, de ranger Nico, ses amis et leurs tactiques sur une étagère dans le fond, de tirer une couverture sur grand-père qui, allez savoir pourquoi, m’a accompagné toute la journée, émacié et furieux sur son lit d’hôpital, la mort tapie derrière ses épaules. Je détourne la tête de tout et me focalise sur mon enquête, mon voyage, mon lendemain.
Alors pourquoi est-ce que vous faites ça ? m’a demandé Julia, comme Nico me l’avait demandé, comme McGully me l’avait demandé avec autorité. Indubitablement, je pourrais faire autre chose de mon temps, des choses précieuses pour moi et pour les autres. Mais une enquête comme celle-ci possède sa force propre : elle vous propulse en avant, et à partir d’un certain point ce n’est plus profitable de remettre en question vos raisons. Je reste longtemps éveillé, clignant des yeux dans l’obscurité de l’India Garden, en pensant à Brett Cavatone.
Lui aussi, si je le retrouve là-bas dans les bois avec ses armes à feu, me posera la question. Qu’est-ce que vous faites là ? Pourquoi êtes-vous venu ? Et j’ignore ce que je lui répondrai, je n’en ai pas la moindre idée.
Quatrième partie
Il est mort, il est mort,
il est vraiment mort
Dimanche 22 juillet
Ascension droite : 20 01 26,5
Déclinaison : – 61 09 16
Élongation : 139,2
Delta : 0,835 ua
1
La route 4 serpente en direction du levant depuis Durham, puis s’incurve vers le nord-nord-est le long de la rivière Piscataqua, m’offrant ainsi une vue admirable sur Portsmouth Harbor : des casiers à homards rouillés flottant à fleur d’eau, esseulés ; des bateaux inclinés dans leur isolement, à la peinture écaillée, à la coque émergeant des hauts-fonds.
Cette fois je suis tout seul, frais et dispos dans le petit matin, et je suis en mission. L’inspecteur en retraite Palace, sur son dix-vitesses, le chien en remorque dans son petit chariot rouge.
Cutts Neck, Raynes Neck, la haute arche de Memorial Bridge s’incurvant au-dessus du port. Puis la série de virages qui vous recrachent sur la 103 Est. Je connais cet itinéraire de mémoire, depuis nos quelques étés passés à York Beach, avant que le sol de mon enfance ne se dérobe sous mes pieds. Je passe devant le gros donut bleu qui marquait le Louie’s Roadside Diner, arraché de son piédestal par les intempéries ou par des vandales, gisant désormais en travers du parking tel un jouet abandonné par un géant.
Le soleil est presque entièrement levé, il est près de 9 heures, et je suis la courbe du troisième virage, slalomant entre les ornières et les nids-de-poule de l’asphalte, puis j’accélère à hauteur de la base navale de Portsmouth, côté mer. J’arrive. Les bois se resserrent contre la route lorsque la 103 traverse la frontière pour couper dans le sud-est du Maine, abandonne toute prétention de passer pour une nationale, et se mue en petite route à deux voies toute tordue, avec une ligne jaune délavée au milieu.
J’arrive.
Fort Riley, que j’atteins enfin, se trouve du côté nord du port de Portsmouth, forteresse bâtie sur une falaise, donnant sur la mer. Pendant environ deux cents ans, ce fut un fort de l’armée des États-Unis, qui servit à surveiller la côte pendant la révolution américaine, la guerre de 1812 et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, où les réservistes civils à casque vert étaient postés dans des redoutes comme celle-ci, tout le long du littoral, pour scruter l’Atlantique nord à la recherche de sous-marins ennemis. Pendant un demi-siècle, Riley fut ensuite un parc national et un site historique ; et à présent, c’est là que Brett Cavatone, mon disparu, est venu installer son campement. Je quitte la route pour gagner le parking, une langue de gravier étroite et longue avec des bois denses à sa gauche et, à droite, la haute muraille en pierre du vieux fort lui-même.
Je descends de vélo, sors Houdini de la remorque et le pose sur les graviers. L’anticipation m’oppresse la poitrine. L’air sent la mer. Il est là, me dis-je. Ça y est. Bonjour, monsieur. Je m’appelle Henry Palace.