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Je longe lentement le parking, les mains sorties des poches et légèrement levées, l’image même de l’inoffensivité, au cas où quelqu’un me guetterait – un type armé de deux fusils de précision et qui aurait des raisons de se méfier des visiteurs, par exemple. Il y a une voiture sur le parking, une Buick LeSabre grise à plaques québécoises, dont les quatre pneus sont à plat. Sur la banquette arrière, un ours en peluche et un jeu de Uno. L’entrée du fort se trouve tout à l’autre bout du parking : un portail en arche, juste à l’endroit où la muraille s’incurve vers le sud et où les graviers font place aux herbes folles. Plus loin, c’est l’océan.

Lâchez vos armes, monsieur. Votre femme souhaite que vous rentriez chez vous.

« Bon. »

J’ai dit ça en l’air, ou alors au chien, mais je constate justement qu’il a décidé de rester à côté du vélo. Je me retourne : il est tout là-bas, à l’entrée du parking, trottinant sans relâche entre le dix-vitesses enchaîné et notre remorque. Je fais un geste vers ma droite, vers l’intérieur du fort.

« Tu viens, le chien ? »

Houdini ne répond pas. Il grogne, mal à l’aise, flaire le sol.

« D’accord. Reste, alors. »

Les bâtiments du fort, une demi-douzaine de tas de pierres branlantes et de ruines en bois pourrissant, sont éparpillés sur une grosse colline irrégulière : un hectare ou un hectare et demi de terrain vague et boueux, descendant en pente douce vers une falaise dominant la mer. Le plan est aussi désordonné qu’on peut l’attendre d’un terrain militaire plusieurs fois centenaire, aménagé par petits bouts, par différents commandements, à différentes époques et pour différentes fonctions. Tout tourne cependant autour d’une structure : le fortin, construction en bois posée sur une robuste base en granit, qui s’élève au-dessus du terrain telle la bougie d’un gâteau d’anniversaire. Il pourrait s’agir d’une maison coloniale bien nette, d’une charmante résidence secondaire peinte en blanc, avec vue panoramique sur Portsmouth Harbor, à ceci près qu’elle est parfaitement octogonale, et percée, sur toutes ses faces tournées vers l’est, de meurtrières conçues pour épier les navires à l’approche et éventuellement les canarder.

J’abrite mes yeux du soleil et lève la tête vers les étroites ouvertures. Il est peut-être là-haut. Ou dans n’importe lequel de ces bâtiments. Avec prudence, j’avance lentement dans la boue et les hautes herbes, marchant sur des pierres de fondations qui évoquent des pierres tombales, les sens aux aguets pour repérer Brett.

La maison du fusilier est une petite construction carrée en brique rouge, pas plus grande qu’une école de campagne à une seule classe. Une borne annonce que la structure date de 1834, mais il n’y a pas de toit ; peut-être n’a-t-il jamais été achevé, ou peut-être ses tuiles ont-elles été recyclées par l’armée lorsque ce fort a été démilitarisé, à moins qu’elles n’aient été arrachées le mois dernier et emportées par des pillards, comme les briques de l’abri de jardin du sergent Tonnerre.

Je m’attarde un peu là, dans l’abri sans toit, en écoutant le murmure du ressac. C’est donc à cela que ressemblera bientôt le monde : une coquille vide, abandonnée, des signes d’une ancienne vie, des animaux curieux errant dans les ruines, la vie sauvage envahissant tout, partant à la conquête des structures et constructions humaines. Dans cinquante ans, tout sera ainsi, désolé, silencieux et couvert de verdure. Pas même dans cinquante ans… l’an prochain, à la fin de cette année-ci.

Je redescends prudemment la pente douce jusqu’au mur d’enceinte en granit, sur le flanc est du fort. Une tranchée étroite est creusée dans la boue juste devant le mur, sauf qu’à y regarder de plus près ce n’est pas une tranchée, c’est une entrée, un escalier creusé dans le sol mouillé. Une brèche dans le mur, puis une courte volée de marches, très raide, qui descend dans une pièce sombre au sol de terre battue, mouillée elle aussi. La pièce est humide et exiguë, étroite et longue comme un canon de fusil. Elle sent la saumure, le poisson et la boue ancienne. La lumière s’insinue à l’intérieur par neuf hautes meurtrières qui longent la face est.

Je suis trop grand, dans une pièce comme celle-ci. Elle m’oppresse, comme un cercueil, et j’entends mon cœur battre ; j’ai la conscience aiguë, inattendue, de mon corps fonctionnant comme une machine.

Je traverse lentement la pièce, m’approche d’une de ces étroites fenêtres et plisse les yeux. Au sud, il y a un phare, au nord, la côte du Maine sur des kilomètres sans interruption. Très loin au large, le minuscule point noir d’un navire qui approche et, à vingt degrés sur sa gauche, sur l’horizon bleu-vert, le minuscule point noir d’un autre de ces navires. Je garde le regard fixe pendant une minute pour les observer.

Il doit en arriver à longueur de journée. De gros vaisseaux aux soutes remplies d’une cargaison de désespérés, affamés et épuisés, des gens venus du monde entier, le continent asiatique se vidant entièrement.

Sous mes yeux apparaît un troisième bateau, une autre chiure de mouche tout là-bas au loin, presque à hauteur du phare, du côté sud du port. Il me vient soudain l’image très nette d’une Terre plate, un plateau sur lequel il y a des billes, et quelqu’un incline ce plateau, et les billes roulent en cascade, de l’est vers l’ouest.

« Difficile d’imaginer les conditions de vie sur ces rafiots. »

Une voix grave et calme, puis le raclement d’une botte derrière moi. Je retiens mon souffle, me retourne lentement, et il est là, enfin.

« Leurs pays d’origine, pour la plupart, étaient déjà pauvres avant, dit Brett Cavatone d’une voix douce, un peu docte. Et ils le sont encore plus depuis Maïa. Les bateaux sont bourrés à craquer de voyageurs. Ils vivent sans voir le jour, à fond de cale, misérables, rampant avec les rats et les cafards. » Sa barbe a encore poussé, s’est épaissie jusqu’à former une épaisse jungle noire. Ses yeux sont profonds, noirs aussi. « On se demande ce qu’ils peuvent manger, sur ces bateaux, ou comment ils font pour boire. Et pourtant, il en vient encore et toujours.

— Officier Cavatone, je m’appelle Henry Palace. Je viens de Concord. »

Pas de réaction. Je continue.

« Martha m’a demandé de vous retrouver. Elle voudrait que vous rentriez chez vous. »

À cette annonce, le visage de Brett ne trahit ni surprise ni trouble. Il ne me demande pas, contrairement à ce que j’anticipais, comment je l’ai trouvé ni pourquoi. Il se contente de hocher la tête, une fois : message reçu.

« Et Martha a-t-elle trouvé M. Cortez ?

— Oui. »

Un nouveau hochement de tête.

« Et M. Cortez respecte-t-il notre accord ?

— Oui. Je crois.

— Bien. Martha est en sécurité, alors ? Et en bonne santé ?

— Elle est anéantie. Le cœur brisé.

— Elle est en sécurité, en bonne santé ?

— Oui. »

Brett hoche la tête une troisième fois, profondément, et ferme les yeux. Il s’incline presque.

« Merci d’être venu. »

Je lève les deux mains.

« Attendez. Attendez. »

Ce n’est pas juste, je trouve ; ça ne semble pas réel, d’une certaine manière, qu’au bout de ce périple je n’obtienne qu’une conversation de trente-cinq secondes, le temps d’être entendu, puis au revoir, merci d’être venu.

« Avez-vous un message à me confier pour elle ? »

Brett ferme les yeux et joint le bout de ses doigts. Il porte un pantalon camouflage mais un tee-shirt blanc uni, des sandales aux pieds.