« Vous pouvez lui dire que l’astéroïde m’a obligé à prendre des décisions difficiles, comme beaucoup d’entre nous. Martha comprendra ce que je veux dire. »
Je secoue vigoureusement la tête.
« Non.
— Non ?
— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, ce n’est pas l’astéroïde qui vous a poussé à la quitter. L’astéroïde n’oblige personne à quoi que ce soit. Ce n’est qu’un gros caillou qui voyage dans l’espace. Tout ce que nous faisons demeure notre décision. »
Un sourire fugace lui passe sur les lèvres, dans l’épaisseur de sa pilosité faciale.
« Vous m’avez demandé un message, et vous le désapprouvez, maintenant ? » Sa voix est grave, assourdie, rythmique, comme celle d’un prophète de l’Ancien Testament. « Vous vous êtes acquitté de votre obligation, l’ami. Votre travail est fait, et maintenant je dois aller retrouver le mien.
— Vous êtes un homme marié. » J’abuse un peu, je sais. Disparu, le sourire amusé de Brett. « Votre épouse est complètement perdue. Vous la laissez terrifiée et seule. » Il me regarde fixement en silence, impassible comme une montagne. « Vous ne pouvez pas trahir vos promesses simplement parce que c’est la fin du monde. »
J’ai bien conscience, tout en parlant, que ces arguments sont voués à l’échec. Il est clair que Brett Cavatone est aussi enraciné dans sa tâche que la muraille de pierre du fort, implantée pour des siècles dans ce sol rocailleux, et que ma suggestion qu’il retourne auprès de Martha et du Rocky’s Rock n’Bowl est non seulement irréalisable mais ridicule, même puérile, en fait. Pourquoi ferait-il ce que je lui dis ? Pourquoi, déjà ? Parce qu’il l’a promis ?
Son regard ne vacille toujours pas : des yeux noirs sous des sourcils broussailleux.
« Je ne rentrerai pas à la maison. Voilà ce que vous allez lui dire. Dites-lui que notre contrat est caduc. Elle comprendra. »
Je la vois d’ici, Martha Milano à sa table de cuisine, hébétée de chagrin, une main tremblant sur sa tasse à thé, hésitant à reprendre ces cigarettes qu’elle ne s’autorise plus à fumer.
« Non, dis-je à Brett. Je ne pense pas qu’elle comprendra.
— Vous m’avez dit vous appeler Henry, c’est bien ça ?
— Henry Palace. Je suis un ancien policier. Comme vous.
— Il y a des choses que vous ne comprenez pas, officier Palace. Des choses que vous ne pouvez pas comprendre. »
Il fait un pas vers moi, compact et puissant comme un char d’assaut, et mes pensées volent vers le petit pistolet glissé dans la poche intérieure de mon blazer. Mais je ne doute pas que Brett, s’il le voulait, serait sur moi avant que j’aie dégainé, en train de me marteler le crâne à coups de poing. Des gouttes de condensation tombent du plafond, suintent le long des murs. J’ai quand même encore une chose à dire. Il faut au moins que j’essaie.
« Martha dit que votre salut en dépend. »
Il répète uniquement ces mots, « mon salut », les laisse flotter un instant dans l’air vicié qui nous sépare, puis dit : « Il va falloir que vous soyez parti de ce fort d’ici dix minutes. »
Il se retourne sur les marches, me présentant son large dos, et fait le premier pas pour sortir des ténèbres de la caponnière.
« Brett ? Officier Cavatone ? »
Il s’arrête pour me répondre calmement par-dessus son épaule, sans se retourner.
« Oui, Henry ? »
Je marque une pause, le ventre serré. Quelques secondes s’écoulent. Oui, Henry ?
Mon enquête est terminée. Affaire réglée. Mais j’entends la voix de Julia dans ma tête, tendue et blanche d’anxiété : En danger ? Mais enfin, le mot « danger » n’est même pas…
Je dois me rendre à l’évidence : je ne peux pas partir. Je ne sais rien, mais j’en sais trop pour m’en aller. Brett attend toujours. Oui, Henry ?
« Je sais ce que vous faites. J’ai rencontré Julia Stone, et elle me l’a dit ; elle m’a expliqué vos intentions.
— Ah, répond-il avec calme. Bien. »
Rien ne peut l’étonner, cet homme.
« Et je… j’aimerais vous aider. »
Brett redescend vers moi, ses grosses mains levées devant lui comme s’il les réchauffait au-dessus d’un feu. Cela me donne l’impression qu’il cherche à me capter, à m’interpréter comme une boule de cristal.
« Vous êtes armé ?
— Oui. »
Je sors le Ruger et le lui montre. Il le prend, le soupèse dans ses mains, le laisse tomber dans la boue.
« On peut faire mieux que ça. »
Ensemble, nous remontons les marches glissantes et moussues de la caponnière, puis, en silence, nous traversons l’étendue de terre mouillée et de hautes herbes pour rejoindre le fortin. En se servant d’un long bâton terminé par un crochet, Brett fait descendre une échelle de corde enroulée à la porte surélevée, et la déroule jusqu’à pouvoir l’attraper pour la gravir. Il passe en premier, agile, le pied sûr, et je le suis, hissant mon corps dégingandé d’un échelon à l’autre, tout en genoux et en coudes : je dois ressembler à une sorte de mante religieuse.
Je ne suis pas trop sûr de ce qui va suivre.
« Il y a la base navale de Portsmouth, il y en a une autre à Cape Cod, et il y a aussi l’ancienne base des gardes-côtes de Portland, Maine. C’est tout. Trois bases et, si j’ai bien compté, huit ou neuf navires de gardes-côtes. Ils étaient aidés par un sous-marin nucléaire appelé le Virginia, mais apparemment personne ne l’a vu depuis des mois. Une désertion, peut-être, à moins qu’il n’ait été envoyé au sud pour donner un coup de main en Floride. »
J’opine du chef sans rien dire, une boule dure de stupéfaction et de malaise dans le ventre, tandis que Brett m’expose son plan. Notre plan.
« J’ai obtenu des rapports en provenance de toutes ces installations. On ne peut pas savoir au juste quel est leur degré de préparation, mais on peut supposer qu’il est plus bas que ce qu’on aurait trouvé avant Maïa, à cause des désertions et des limitations techniques dues à la pénurie de ressources. »
Tout en parlant, Brett passe délicatement les doigts sur les cartes et plans qu’il a scotchés partout sur les murs intérieurs du fortin. Il a recouvert les vitrines historiques et les dioramas des services du parc naturel, mais on les aperçoit encore par endroits, les visages sombres d’anciens soldats de vieilles guerres, qui regardent fixement et sévèrement le portraitiste ou le daguerréotypiste. Je pense que Brett se trompe sur nos chances de réussite. Je pense que nous risquons de trouver ces bases navales et de gardes-côtes, comme la PJ de Concord, mieux défendues que dans le passé, et non l’inverse. Je prédirais, moi, des barrages multiples, des épaisseurs supplémentaires de barbelés, des patrouilleurs nerveux soumis à l’ordre strict de tirer sur tout ce qui bouge.
Mais il apparaît clairement que l’évaluation faite par Brett de ces dangers est purement abstraite. On n’envisage pas l’échec, ni même la mort, quand on se prend pour un croisé. Son intention est bien de tuer, d’assassiner, au nom d’une cause supérieure.
En danger ? Mais enfin, le mot « danger » n’est même pas…
Je reprends calmement la parole.
« Il me paraît clair que c’est un job pour plus de deux personnes.
— Oui, eh bien c’était celui d’une seule personne jusqu’à il y a dix minutes, me rétorque Brett. Notre devoir, c’est de faire ce qu’on peut avec ce qu’on a. C’est tout ce qu’il y a à faire, et Dieu décide du résultat. »