J’opine de nouveau.
Nous allons donc nous introduire par effraction dans les bases navales – quitte à tirer sur des gardes au besoin, tirer sur des marins, mettre le feu aux navires. Employer tous les moyens nécessaires pour empêcher d’autres missions à bord de ces vaisseaux. Une croisade d’un seul homme, pour stopper l’arrestation et l’internement des immigrants climatiques le long de la côte de l’Atlantique nord. Ou plutôt, une croisade de deux hommes, dois-je me corriger. Nous nous rendrons d’abord à la base navale de Portsmouth et, si nos efforts là-bas sont couronnés de succès, nous reviendrons ici, à Fort Riley, reconstruirons nos réserves, et entreprendrons le voyage plus long vers Portland plus tard dans la semaine.
« Je crois fermement, officier Palace, que vous n’avez pas été envoyé ici sans raison, dit Brett, en se détournant de son mur de cartes scotchées et de plans périmés des baraquements. Je crois que vous êtes là pour assurer le succès de cette œuvre. »
Une pièce d’artillerie prend la rouille au milieu de la pièce, un canon dont le fût passe par la fenêtre qui fait face à la mer. À côté, Brett dispose d’une lourde cantine, et à présent il s’agenouille, soulève le couvercle et commence à fouiller dans les réserves rangées à l’intérieur : bidons d’eau, bandes stériles, capsules d’iode, et sacs en plastique de supermarché remplis de viande séchée et de fromage ; pendant qu’il passe tout cela en revue, quelque chose m’attire l’œil, un éclair de couleur vive, qui tranche sur le reste. Puis il referme la malle et me tend mon arme, exactement ce à quoi je m’attendais : le second des M140A que Julia Stone a piqués pour lui dans la cache de l’UNH. Il me le met d’office dans les mains. Je sens mon affaire de disparu s’effriter sous mes pieds, fondre en dessous de moi.
« Quand part-on ?
— Maintenant. Tout de suite. »
Il jette les armes dehors depuis la porte surélevée, et elles tombent dans la boue avec deux chocs sourds superposés, après quoi nous commençons à descendre, une main après l’autre, lui passant à nouveau devant. Juste au moment où il vient de toucher le sol et où je ne suis plus qu’à deux échelons au-dessus, ma main glisse sur l’échelle et je dégringole durement sur le dos de Brett, qui, renversé à son tour, lance : « Hé ! » tandis que je roule par terre, atterris sur un des fusils et me relève en le pointant sur son dos.
« Pas un geste. Stop.
— Oh non, Henry, vous n’allez pas faire ça.
— Désolé d’avoir été sournois, vraiment. » Je parle à toute vitesse. « Mais je ne peux pas vous laisser poursuivre un projet impliquant de tuer des serviteurs de l’État. »
Il est à genoux dans la boue, la tête légèrement baissée, tel un moine en prière.
« Il y a une loi supérieure, Henry. Une loi supérieure. »
Je savais qu’il allait dire ça – ou quelque chose du même genre.
« Un meurtre reste un meurtre.
— Non. Faux.
— Désolé, officier Cavatone, vraiment. »
Mes yeux s’humectent, le temps de se réadapter à la vive lumière estivale.
« Pas de quoi. Chaque homme au fond de son cœur prend la mesure de ses actes. »
Le M140 est une arme plus grosse que celles dont j’ai l’habitude, et je n’étais pas préparé à son poids. Pas de mire métallique dessus, rien que la lunette de visée, fine et allongée, semblable à une lampe crayon fixée sur le canon. Comme je tremble un peu, je me concentre sur le contrôle de mes mains, je les force à ne pas bouger.
Brett est toujours à genoux, dos à moi, mais maintenant la tête légèrement relevée, tournée vers le soleil.
« Je comprends, dis-je, que vous soyez en désaccord avec la politique d’arrestations et d’internement des gardes-côtes.
— Non, Henry. Vous ne comprenez pas, me répond-il avec douceur – presque avec douleur. Cette politique n’existe pas.
— Comment ça ?
— Je croyais que vous aviez compris, Henry. Je croyais que c’était pour cela que Dieu vous envoyait. »
Cette idée, que Dieu ou je ne sais quelle autre force de l’Univers m’ait envoyé ici, renouvelle mon malaise et ma détresse. Je rajuste ma prise sur la grosse arme.
« Il ne s’agit pas d’arrestations. Mais d’exécutions. Les gardes-côtes ouvrent le feu sur les cargos, ils les coulent quand ils le peuvent. Et ils abattent les survivants. Ils ne veulent voir personne à terre. »
Je cligne des paupières dans le soleil, le fusil tremblant dans mes mains.
« Je ne vous crois pas. »
Au bout d’un instant, Brett reprend la parole, calme et ardent à la fois.
« À votre avis, qu’est-ce qui est le plus facile pour les gardes-côtes – ou pour ce qui en reste ? Un effort massif, très coûteux en termes de ressources, pour canaliser ces gens ? Ou la tuerie de masse que je viens de vous décrire ? Ils pourraient laisser tomber, bien sûr, mettre fin complètement à leurs sorties, mais alors les immigrants passeraient. Ils arriveraient dans nos villes et ils auraient l’outrecuidance de vouloir partager les ressources, partager l’espace. Ensuite, ils voudraient avoir aussi leur chance de survie après la catastrophe. Et, Dieu nous pardonne, nous sommes bien décidés à ne pas nous laisser faire. »
Il est en larmes. Sa tête est inclinée vers le terrain herbeux du fort, et sa voix sort de sa gorge hachée par le chagrin.
« Je croyais que vous l’aviez compris, Henry, je pensais que vous étiez venu pour ça. »
Mon fusil tremble franchement, maintenant, et je me force à le stabiliser, tout en tâchant de décider de la suite, pendant que Brett s’éclaircit la gorge pour continuer de parler.
« Dieu vous a peut-être donné des yeux incapables de voir ce genre de ténèbres plus profondes. Et c’est une bénédiction pour vous. Mais je vous en supplie, Henry, laissez-moi mener à bien ma mission. Je vous en supplie, Henry, parce que si j’arrive à sauver ne serait-ce qu’un bateau rempli de ces gens, ou même un seul enfant, une seule femme, un seul homme, alors j’aurai accompli l’œuvre de Dieu aujourd’hui. Nous aurons accompli l’œuvre de Dieu. »
Je repense à ces points sur l’horizon, aux navires minuscules que j’ai aperçus depuis l’étroite ouverture de la caponnière, se rapprochant peu à peu, encore en ce moment même.
« Brett… »
Soudain, il plonge en avant, roule dans la boue et se relève avec l’autre fusil, le tout d’un seul mouvement fluide, se retrouve sur un genou, de face, l’arme levée vers moi comme la mienne est baissée vers lui.
Je n’ai pas tiré. Comment aurais-je pu ?
Je secoue la tête pour chasser le soleil aveuglant de mes yeux et la sueur de mon front. Trouve une solution, Palace. Gère la situation. Alors je me lance, comme ça, je me mets à parler.
« Y a-t-il quelqu’un qui sache où vous êtes et ce que vous faites ?
— Julia.
— Julia pensait que quelqu’un d’autre était au courant. Elle pensait que quelqu’un viendrait essayer de vous arrêter.
— Ce n’était qu’une supposition de sa part. Elle se trompe. Personne ne sait rien.
— Où avez-vous trouvé les… les plans et tout ça ? Sur les différentes bases ?
— Je les tiens de l’officier Nils Ryan.
— Qui est …
— Un ancien collègue de la troupe F. Également ancien premier maître dans les gardes-côtes.
— Mais il ne sait pas ce que vous vouliez en faire ?
— Non. »
Je n’ai pas besoin de lui demander pourquoi cet homme, cet officier Ryan, lui aurait livré ces documents : parce qu’il le lui a demandé. Parce que c’est Brett, quoi.