Alyssa jette un dernier regard à Micah avant de se lancer.
« Il y a des grands de St Alban’s qui sont venus et ils ont fait n’importe quoi, ils nous poussaient et tout, et ils ont pris des choses.
— La ferme ! » s’énerve Micah.
Alyssa nous regarde tour à tour, au bord des larmes, mais parvient à garder son sang-froid.
« Ils ont pris le sabre de Micah.
— Son sabre ? Hum. »
Leur père est un irresponsable appelé Johnson Rose, avec qui j’étais au lycée, et qui a été un des premiers à se faire la malle pour aller vivre ses derniers rêves. Suite à quoi la mère, si je ne me trompe pas, a succombé à une overdose de vodka et d’antalgiques. Un grand nombre des gosses qui passent leurs journées ici ont une histoire du même genre. Il y en a un, Andy Blackstone – je le vois en ce moment même en train de faire rebondir un ballon contre le mur de l’école –, qui était élevé, pour je ne sais quelle raison, par un de ses oncles. Lorsque la probabilité a atteint cent pour cent, il paraît que l’oncle lui a simplement dit de débarrasser le plancher.
Après encore quelques questions posées en douceur à Alyssa et Micah, je comprends, à mon grand soulagement, que ce qui a été perdu est un jouet : un sabre de samouraï en plastique, qui autrefois faisait partie d’un déguisement de ninja, mais que Micah portait à la ceinture depuis quelques semaines.
« D’accord, dis-je en pressant l’épaule d’Alyssa avant de me retourner pour regarder son frère. Ce n’est pas bien grave.
— C’est nul, c’est tout, lance Micah avec emphase. C’est trop nul.
— Je sais, oui. »
Je tourne les pages de mon carnet jusqu’à la fin, après les notes sur Brett Cavatone, là où j’inscris certaines petites tâches personnelles. Je barre Lunettes pour A et j’écris sabre de samouraï en dessous, accompagné de deux points d’interrogation. Alors que je me relève péniblement de ma position accroupie, Andy Blackstone lance son ballon dans ma direction, et je pivote juste à temps pour qu’il rebondisse sur le trottoir et tombe dans mes mains tendues, avec un claquement satisfaisant.
« Eh, Palace ! me crie Blackstone. Tu veux jouer ?
— Une autre fois, j’ai une enquête en cours, là », lui dis-je tout en lançant un clin d’œil à Alyssa avant de remettre mon casque.
2
Vérification faite, le restaurant Rocky’s Rock n’Bowl est une grosse bâtisse en brique avec des vitres en verre fumé et une enseigne kitsch au-dessus de la porte : des notes de musique et un dessin d’une famille souriante se régalant de pizzas. L’établissement se trouve juste après la coquille vide de l’ancien centre commercial Steeplegate, dont il faut traverser le vaste parking en effectuant un petit parcours du combattant entre les bennes à ordures, retournées et vomissant leur contenu, et les véhicules abandonnés dont des pillards ont ouvert le capot pour en extraire le moteur. Devant les portes du restaurant, assis, telle une statue ornementale, sur une boîte à journaux vide, il y a un jeune homme, âgé de vingt ans, vingt et un peut-être, arborant un vague duvet de barbe adolescente et un catogan court.
« Comment ça va ? me lance-t-il en me voyant approcher.
— Bien », dis-je en tamponnant mon front en sueur avec un mouchoir.
Le jeune saute de sa boîte et s’approche de moi d’un pas un peu furtif, tranquille et sans geste brusque, les mains enfoncées dans les poches de sa veste légère. Une astuce de criminel : on ne sait pas s’il a une arme ou non.
« Pas mal, le costard ! Vous cherchez quelque chose ?
— Oui, la pizzeria, je réponds en pointant le doigt derrière lui.
— Ah oui, bien sûr. Pardon, c’est quoi votre nom ?
— Henry. Palace.
— Comment vous avez entendu parler de nous ? »
Il pose beaucoup de questions, en rafale, pas pour les réponses mais pour se faire une idée : Il est nerveux, ce type, ou non ? Qu’est-ce qu’il veut ? Mais lui-même est nerveux, ses yeux méfiants glissent d’un côté à l’autre, et je parle lentement, calmement, en laissant mes mains bien en vue.
« Je connais la fille du proprio.
— Ah oui, sans blague ? Et elle s’appelle comment, déjà ?
— Martha.
— Martha, répète-t-il comme s’il avait oublié le prénom et avait besoin qu’on le lui rappelle. Tout à fait. »
Satisfait, il fait un pas exagéré en arrière pour pousser la porte.
« Eh, Rocky ! » lance-t-il.
Une bouffée de musique et d’odeurs chaudes surgit de l’ombre derrière lui.
« Un ami de Martha. »
Puis, à moi, alors que j’entre :
« Pardon de vous embêter. On n’est jamais trop prudent, par les temps qui courent, voyez ce que je veux dire ? »
Je fais oui de la tête, poliment, en me demandant ce qu’il planque dans sa veste, quels moyens dissimulés sont prêts à accueillir un visiteur qui n’aurait pas les bonnes réponses : un cran d’arrêt, un pied-de-biche, un revolver à canon court. On n’est jamais trop prudent, par les temps qui courent.
La musique qui passe à l’intérieur est du bon vieux rock’n’roll, au son aigrelet mais fort ; il doit y avoir un lecteur de CD à piles dans un coin, réglé au maximum. Le Rocky’s n’est qu’une vaste salle, large comme un hangar à avions, haute de plafond, où le bruit résonne. À un bout se trouve une cuisine ouverte équipée d’un énorme four à pizza fonctionnant au bois, on voit là-bas deux cuistots avec manches remontées et tablier, qui boivent des bières et chahutent en riant. Dans la salle à manger, on trouve les nappes à carreaux rouges et blancs de rigueur, les grosses boîtes rondes de piment en flocons, des vinyles et des guitares en carton découpé sur les moulures du haut. Un panneau en forme de juke-box Wurlitzer annonce les spécialités maison, qui portent toutes des noms d’héroïnes de standards du rock : la Layla, la Hazel, la Sally Simpson, la Julia.
Un gros bonhomme portant un tablier blanc taché sort à pas traînants de la cuisine et me salue en levant sa patte d’ours.
« Comment ça va ? », fait-il, exactement comme le gamin dehors : une cordialité bien travaillée.
Bedaine de père Noël, tatouages d’ancres de marine délavés sur les avant-bras, tache de sauce sur le devant, évoquant du sang de dessin animé.
« C’est pour tirer, ou c’est pour manger ?
— Tirer ? »
Il pointe le doigt. Derrière moi, six allées de bowling reconverties en stands de tir, avec des râteliers à carabines à un bout et des cibles humaines en papier à l’autre. Sous mes yeux, une jeune femme coiffée de protège-oreilles plisse les paupières et appuie sur la détente d’un pistolet de paintball, projetant une tache jaune dans le bras de la cible. Elle pousse un cri joyeux et son mari, ou peut-être son copain, tape dans ses mains : « Joli coup ! » Au stand d’à côté, un homme aux cheveux blancs et aux épaules voûtées, accompagné par un petit groupe du troisième âge, clopine lentement pour aller se mettre en place.
Je me retourne vers le grand balèze.
« Vous êtes M. Milano ?
— Rocky, me répond-il, tandis que son sourire décontracté se fige et se durcit. Je peux faire quelque chose pour vous ?
— Je l’espère. »
Il croise ses bras épais, plisse les yeux, et attend. C’est « Ooby Dooby » qui passe en ce moment sur le lecteur CD : du Roy Orbison bien vintage. J’adore cette chanson.
« Je m’appelle Henry Palace. On s’est déjà rencontrés, en fait.