« D’accord. Donc, personne n’est au courant. Personne ne sait où vous êtes. Rien que vous, moi et Julia.
— Voilà.
— Alors… » Je détourne les yeux du canon de son arme pour le regarder dans les yeux. « Brett, arrêtons ça tout de suite. Tout ce que vous avez à faire, c’est me promettre d’arrêter, là, maintenant.
— Non. »
Aucune hésitation.
Nous sommes là, mon arme pointée sur lui, la sienne sur moi.
« Je vous en prie. »
Brett, avec sa voix douce et rocailleuse, un train avançant lentement : « Ce sont des êtres humains qui n’ont plus aucune chance, sauf une. Qui ont tout risqué, parcouru des milliers de kilomètres, les uns sur les autres, en sueur, dans des conteneurs de fret et des cales surchargées, et c’est peut-être un risque imbécile qu’ils prennent, mais ils ne méritent pas d’être assassinés à trente mètres des côtes.
— D’accord, mais… » Mais quoi, inspecteur Palace ? Mais quoi ? « … Nous avons prêté serment, vous et moi. N’est-ce pas ? En entrant dans la police. Nous avons toujours l’obligation de faire ce qui est légal est juste. »
Il secoue tristement la tête.
« Ces deux mots que vous venez de prononcer, l’ami. Ce sont deux choses différentes. »
Je suis très légèrement en contre-haut par rapport à lui, qui se tient sur un genou, et je me sens plus grand que jamais. Un oiseau passe vivement au-dessus de nous, puis un autre, et puis le vent se lève, plus fort que d’habitude, un vent d’été qui charrie depuis les remous du bord un relent de poisson avec une pincée d’odeur de poudre. Nous pouvons tout juste entendre le ressac, qui nous atteint à peine, ici, en haut de la falaise.
« À trois, dis-je, nous allons baisser nos armes, tous les deux en même temps.
— Si vous voulez.
— Et ensuite, nous allons réfléchir à la suite.
— Très bien.
— À trois.
— Un, dit Brett, et il abaisse légèrement son arme, je baisse la mienne de quelques centimètres, au grand soulagement de mes muscles.
— Deux, disons-nous, ensemble cette fois, et nos deux fusils sont pointés vers le sol, à quarante-cinq degrés.
— Trois », dis-je, et je lâche mon arme, et lui la sienne.
Nous restons immobiles environ un quart de seconde, et commençons tous deux à sourire, juste un peu : deux types honorables dans une verte prairie, puis Brett commence à se lever, tendant la main, me disant : « Mon ami… », et là, alors que je lève la mienne, une détonation sèche fend le ciel et la douleur explose dans mon bras, brûlante et déchaînée, une douleur rugissante, et je fais volte-face pour apercevoir le tireur, et quand je me retourne vers Brett il gît en étoile par terre, sur le dos. Je bondis vers lui et hurle son nom, tout en me tenant le bras. Je me retrouve à côté de lui et reste allongé là, pantelant, pendant cinq secondes, dix secondes, attendant d’autres coups de feu. Je m’efforce de me rappeler le protocole pour les victimes de trauma par arme à feu sur le terrain, j’essaie de me remémorer mon entraînement, le bouche-à-bouche, les compressions, tout ça, mais cela n’a plus d’importance : la balle a atteint Brett pile entre les deux yeux, et la moitié de son visage n’est plus qu’un trou béant. C’est inutile, il n’y a plus rien à faire : il est mort.
La première chose que je fais, c’est me garrotter le bras. Je sais au moins ça – cela, je m’en souviens, et puis de toute manière c’est évident, la blessure pisse le sang, à grandes giclées rouges qui surgissent de mon bras comme un geyser. Elles assombrissent ma chemise et ma veste, forment une mare entre mes chaussures dans la terre boueuse. Le corps inerte de Brett est juste à côté de moi.
C’est drôle : je la regarde, cette fontaine de sang, et c’est en train d’arriver à quelqu’un d’autre, comme si ce bras explosé, cette veste déchirée et cette blessure palpitante appartenaient à un inconnu. Ce que j’ai ressenti à l’impact, dans un instant de douleur terriblement aiguë, s’est complètement retiré, et la blessure, située haut sur mon bras droit, au biceps, est une chose que je peux voir, dont je comprends qu’elle est grave, mais que je ne ressens pas.
C’est l’état de choc. Cette absence de sensation, je la dois à l’adrénaline qui envahit mon corps, s’engouffre dans mes veines comme la mer se rue dans la brèche d’une coque de navire. J’examine mon bras comme s’il s’agissait d’un rôti sur l’étal du boucher : déchirure de l’artère brachiale due à une plaie par balle, et je perds rapidement mon sang, trop rapidement, les précieux millilitres se déversant sur le terrain terreux de Fort Riley. J’ai fait des stages de premiers secours et de réanimation cardiaque, puis chaque année des cours dans le cadre de la formation continue conformément au règlement de la PJ de Concord, et je sais à quoi m’attendre : perte de sang, vertiges, sensation de froid, sueurs froides, et enfin un risque élevé de fièvre, des risques élevés à tous les niveaux, les plaies par balles requièrent généralement des soins médicaux immédiats – en particulier si une artère est touchée. « Risque élevé de perte du membre et/ou de décès. »
Il faut absolument que je stabilise la plaie et que je rejoigne un hôpital.
Brett est allongé à moins d’un mètre de moi, les bras en croix dans la boue. L’horrible plaie au visage, l’immobilité de son corps. « Notre contrat est caduc. » Pourquoi diable a-t-il dit ça ? Qu’est-ce que ça signifie ?
Concentre-toi, Palace. Garrotte-moi cette plaie.
« Bon, bon, d’accord, oh là là ! », me dis-je à moi-même.
Je tâtonne le sol et trouve un petit bâton court. Ça ne va pas fonctionner, pas à long terme, mais il faut que j’arrête immédiatement l’hémorragie – j’aurais déjà dû le faire il y a trente secondes – si je veux rester sur mes pieds pour atteindre le vélo et ma trousse de premiers secours. Je pourrais utiliser ma cravate, provisoirement… sauf que quand je la cherche des doigts, elle n’est plus là. Je l’ai retirée, juste hier – était-ce bien hier ? –, sur la pelouse de l’UNH, et maintenant elle traîne quelque part dans les allées sinueuses, aussi inutile qu’une mue de serpent dans le désert. Je tends la main gauche, essayant de toutes mes forces de ne mouvoir que ce côté-là de mon corps pour ne pas remuer la plaie ; je me penche en avant et retire lentement une de mes chaussures, puis une chaussette. En grimaçant, je prends le bout de la chaussette entre mes dents et l’attache autour de mon bras tel un héroïnomane, repensant soudain au bonhomme dépenaillé que j’ai vu hier, sous la tente réfectoire, le vieux junkie barbu. À votre santé, monsieur, me dis-je absurdement tout en coinçant le bâton entre la fine étoffe et la chair épaisse de mon bras au-dessus de la plaie. J’entortille la chaussette bien serré autour du bâton et ressens un picotement irradiant tandis que l’épanchement commence à ralentir. Je baisse les yeux sur le trou irrégulier que j’ai au bras et vois que le geyser est en train de s’apaiser, de se calmer, pour laisser place à un simple filet de sang.
« Voilà, dis-je à mon bras. C’est bon. »
Je n’ai toujours pas mal. L’état de choc finira par se retirer d’ici une demi-heure, et là, la douleur s’installera et ira s’intensifiant durant les six à huit heures qui suivront. Je revois encore les paragraphes de la brochure agrafée que nous avons reçue lors de notre stage dans la salle de pause, les caractères Helvetica en noir sur le fond vert du papier : le facteur temps est essentiel. Stabilisez rapidement la plaie et veillez à maintenir cette stabilité jusqu’à ce que la victime puisse être rapprochée d’un hôpital.