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Un hôpital, Henry ? Quel hôpital ?

La chaussette commence à se relâcher aussitôt que je desserre les dents. Elle ne tiendra pas plus de dix minutes. Je me remets péniblement sur mes pieds et clopine en direction du parking, et de ma petite remorque rouge pleine de matériel.

* * *

C’est Brett, quoi !, voilà ce que j’entendais de tout le monde, c’est Brett, c’est tout. Maintenant, je comprends un peu mieux ce que les gens voulaient dire. Un type fascinant, une force de la nature. Charismatique, posé, vertueux, et étrange.

Je me suis arrêté un instant pour me reposer à mi-chemin entre l’endroit où on nous a tiré dessus et celui où j’ai attaché mon vélo à l’entrée du parking.

« Notre contrat est caduc », m’a-t-il dit. Quel mot étrange à importer dans le vocabulaire amoureux : caduc.

Parmi mes regrets sur ce qui vient de se dérouler, il y a le fait que Brett ne m’ait pas demandé pourquoi j’étais venu le trouver, pourquoi je m’en souciais. Ma réponse était prête. Parce qu’une promesse est une promesse, officier Cavatone, et que la civilisation n’est qu’un ensemble de promesses, et rien d’autre. Un prêt immobilier, un serment de mariage, la promesse de suivre la loi, l’engagement de l’appliquer. Et à présent que le monde est en train de s’écrouler, tout ce monde branlant, chaque promesse non tenue est un caillou jeté contre la paroi en bois de cet édifice en pleine chute.

J’explique tout cela à Brett en avançant, traînant les pieds, resserrant ma chaussette-garrot et réprimant un cri lorsque je détecte le premier picotement annonciateur de la douleur. Je lui donne ma réponse bien qu’il ne soit plus de ce monde, et chaque instant qui passe fait monter en flèche les chances que je trouve la mort ici, moi aussi.

* * *

Le temps que j’atteigne le vélo, mon garrot improvisé n’est plus qu’un chiffon noir et dégoulinant, et aussitôt que je le retire le sang gicle, des torrents de sang frais. Je sors avec des doigts tremblants le garrot pneumatique noir de ma trousse de secours, le remonte haut sur mon bras, en amont de la plaie, et le gonfle le plus vite possible, serrant les paupières en même temps que je presse la pompe.

Je marque une pause, ensuite. Je n’ai pas encore de vertiges, ne ressens pas encore de douleur aiguë. Je suis toujours en état de réfléchir, et j’y parviens pendant un instant. D’ici, je vois la route, le coude de la route 103, et je peux lever les yeux vers les hauts arbres qui entourent le parking de tous côtés.

Quel hôpital, Hank ? Je me repose la question, l’arrache aux profondeurs de ma conscience pour l’amener à la lumière. Ce que je veux dire, ce n’est pas : « Quel hôpital choisirais-tu ? », mais plutôt : « Quel hôpital en état de marche pourrait être accessible à vélo par un homme épuisé qui a déjà perdu beaucoup de sang ? » Peut-être un litre, en tout cas facilement un demi-litre. Portsmouth est la ville la plus proche, et je ne sais même pas si elle compte encore un hôpital en fonction ou s’il n’y a plus que des cabinets privés. Et Durham ? Il doit y avoir une tente infirmerie quelque part sur le campus de la République libre du New Hampshire, de même qu’il y a une tente réfectoire. Quelque part, dans un de ces sous-sols, je ne sais quel étudiant en médecine est en train de faire bouillir des pinces et des aiguilles hypodermiques dans un faitout à homards.

Je me demande : serait-ce plus facile sans la remorque ? Et je la contemple, en débattant intérieurement des risques et avantages qu’il y aurait à abandonner l’eau, la nourriture, les compresses et l’antiseptique pour gagner peut-être quatre ou cinq kilomètres-heure de vélocité. Je m’accroupis pour regarder combien d’eau il me reste, et regrette de ne pas en avoir davantage.

Là. Maintenant. La douleur. Elle arrive.

« Nom de Dieu. »

Je dis ces mots, puis je les hurle : « Nom de Dieuuu ! », et je rejette la tête en arrière et hurle de nouveau, plus fort. Ça fait mal, vraiment, ça fait tellement mal, comme un fer rouge pressé contre mon biceps. J’attrape le bras blessé de l’autre main, lâche aussitôt, et braille de plus belle.

Je me laisse tomber au sol, recroquevillé sur moi-même, ferme les yeux, me balance sur mes talons, en respirant à petites goulées haletantes.

« Bon Dieu, Bon Dieu. »

La douleur irradie à partir du point d’impact pour s’enfoncer dans mon épaule, mon torse, mon cou, tous les circuits de la moitié supérieure de mon corps. Je respire à fond plusieurs fois, toujours accroupi, sur ce parking à côté de la route. Au bout d’un long, très long moment, la douleur cède un peu de terrain, telle une marée qui se retire, et j’ouvre les yeux et vois par terre, avec une clarté quasi hallucinatoire, une feuille d’arbre, seule, orange vif.

Mais ce n’est pas… ce n’est pas une feuille morte. Je la regarde fixement. C’est une fausse feuille. Je la ramasse de la main gauche. Elle est en tissu… un tissu synthétique… une feuille synthétique.

L’idée apparaît dans ma tête non pas mot après mot, mais entièrement formée, comme si quelqu’un d’autre l’avait eue d’abord et me l’avait implantée ensuite : Ça n’a aucun sens.

Car je sais ce que c’est, cette feuille artificielle. Elle provient d’un ghillie suit, la tenue de camouflage intégral portée par les tireurs d’élite professionnels, snipers ou policiers, un costume imitant la végétation qui leur permet d’attendre sans être vus pendant de longues périodes de temps, fondus dans le paysage. Si je sais ce que c’est qu’un ghillie suit, ce n’est pas grâce à mon entraînement dans la police mais grâce à mon grand-père, qui m’a emmené à la chasse exactement trois fois, pour tenter de me guérir de mon désintérêt total pour cette discipline. Je me souviens qu’il m’avait montré un de ses camarades, planqué dans une hutte de chasse et vêtu de son costume de fausses feuilles, et qu’il s’était moqué de lui : « Un ghillie comme ça, c’est pour chasser les hommes, pas les lapins. » Je me rappelle son expression caustique, et je me souviens du terme, ghillie ; le mot m’avait paru si comique, incongru pour un article conçu dans le but de tuer des êtres humains.

La douleur revient en force, telle la marée montante, et je réprime un cri, me laisse tomber plus bas sur le gravier du parking, l’étrange feuille artificielle toujours entre les doigts. Ça n’a aucun sens. Une fois qu’elle est repartie – non, pas partie, mais assourdie –, je regarde au-delà de la muraille, vers le ciel, tâchant de repérer l’endroit où le tireur a attendu, la crête boisée qui sépare le fort de la route. Je visualise la trajectoire de la balle, un ruban rouge vif bondissant du canon pour traverser le terrain nu. Je calcule grosso modo. Je fais une estimation. Trois cents mètres. C’était un tir de précision, aucun doute, trois cents mètres au minimum, d’autant plus que la balle a traversé mon bras tendu pour atteindre Brett entre les deux yeux. Ce dont je viens d’être le témoin, c’est l’assassinat de Brett par un tireur d’élite militaire des gardes-côtes ou de la Navy. Un tueur professionnel qui l’a suivi jusqu’ici et a attendu dans sa tenue camouflage, et qui a tué depuis le bois entre la route et la forêt. Une frappe préventive contre la croisade de ce fou.

Alors quoi ? Pourquoi est-ce que ça n’a aucun sens ?

Je connais déjà la réponse alors que je suis encore en train de formuler la question : parce que Brett m’a dit que non. Personne n’était au courant. Il n’avait dit à personne où il se trouvait. Uniquement à Julia, et Julia me l’avait répété.