Comment l’armée aurait-elle pu envoyer un tireur d’élite le descendre, avant qu’il ait lancé ses raids, alors que personne ne se doutait encore de ce qu’il préparait ?
Une nouvelle vague de douleur. Pire. La pire jusqu’à présent. Je renverse la tête en arrière et hurle comme un loup. La nausée fait des remous dans mon estomac et me remonte dans la gorge. La douleur bondit par bouffées brusques depuis la plaie. Des points bourdonnants se matérialisent devant mes yeux et je baisse la tête, compte lentement jusqu’à dix, en proie à des vertiges issus des tréfonds de mon cerveau. Brett m’a dit que personne d’autre n’était au courant. Brett n’avait aucune raison de me mentir.
Mais cet ami, le collègue de la police d’État, le garde-côte qui lui a donné les plans ? Soupçonnait-il l’envergure de ce que Brett manigançait ? Est-ce lui qui a donné l’alarme ? Lui qui l’a cherché, traqué ?
Il y avait encore autre chose, quelque chose – je halète, tâche de me rappeler –, quelque chose, dans le fortin, qui n’était pas à sa place. La douleur m’empêche de réfléchir correctement. Elle m’empêche de bouger… elle m’empêche d’être, tout simplement. Je me redresse en position assise sur le gravier du parking, adossé au mur, en essayant de ne pas regarder mon bras.
Une couleur.
Un éclair de couleur rose, dans cette cantine.
Je me lève et repars en titubant sur le gravier, là où le tueur a disparu le long de la route, sur son propre dix-vitesses.
Le tueur, ou la tueuse, me dis-je en songeant à Julia Stone, en songeant à Martha Cavatone – la cervelle soudain lancée à plein régime, évaluant les mobiles, faisant rapidement l’appel de tous ceux que j’ai croisés sur le chemin sinueux qui m’a mené à Fort Riley, songeant à toutes les armes que j’ai vues : les M140 de Julia, les pistolets de paintball et les cibles de Rocky, mon petit Ruger. Jeremy Canliss avait un pistolet à canon court dans sa veste quand je l’ai rencontré devant la pizzeria. Non, non, faux. Ça, je l’ai imaginé. C’est bien ça ?
C’est sans importance. L’Amérique est en plein compte à rebours. Tout le monde porte une arme.
« Un hôpital. »
Je trouve ces mots dans ma gorge et les prononce avec gravité, me grondant moi-même, sévère.
« Oublie les flingues. Oublie Brett. Trouve-toi un hôpital. »
Je tourne les yeux vers la route 103 dont l’asphalte fond sous le soleil, dégageant une vapeur caoutchouteuse et noirâtre. Je chancelle sur mes pieds. Les pages vertes de la brochure agrafée du stage de premiers secours volettent dans le vent devant moi, le texte en lettres capitales m’informant que mon vertige passera bientôt de « léger » à « extrême ». Dans quatre heures, la douleur commencera peu à peu à diminuer, lorsque mes tissus mous seront à court de sang et que le bras commencera à mourir.
Je regarde le vélo sans le voir et me rends soudain compte que ma décision est prise. Il est déjà trop tard. L’idée d’enfourcher une bicyclette, là, maintenant, et de rallier un hôpital, n’importe quel hôpital, est grotesque. Absurde. Il était déjà trop tard il y a une heure. Je ne suis pas en état de pédaler ! C’est à peine si je peux marcher. J’éclate de rire, prononce les mots à voix haute : « Henry, tu ne vas pas partir à vélo ! »
Je jette un regard par-dessus mon épaule, vers l’endroit où le corps de Brett gît toujours, là-bas, face au soleil. Mon enquête pour disparition inquiétante, me dis-je amèrement, doit être considérée comme un échec. Je sais pourquoi il est parti, oui, et même où il est allé, mais il est mort et je n’ai pas pu le protéger de cela.
J’ai, en revanche, quelques idées sur l’identité de son assassin, quelques idées éparses et fiévreuses là-dessus.
Il me faut trois quarts d’heure, en rampant comme un misérable, pour revenir sur mes pas, parcourir tout le parking dans la longueur, repasser sous l’arche de pierre, entrer dans le fort et traverser le terrain spongieux jusqu’au pied du fortin. La douleur ne fait plus qu’empirer régulièrement, sans me laisser le moindre répit, s’intensifiant à mesure qu’elle gagne du terrain, colonisant jusqu’aux recoins les plus reculés de mon organisme. Lorsque j’atteins enfin l’ombre vacillante de la tour, j’ai la respiration entrecoupée, je suis penché en avant, mon état se détériore en accéléré, comme un dessin animé montrant un homme en train de mourir de vieillesse. Je m’écroule, tombe sur mon bras droit blessé et braille comme un bébé, choqué par cette douleur électrique, puis roule sur le dos pour me retrouver sous l’échelle de corde qui pend le long de la façade en bois lisse.
Je regarde fixement cette échelle. Les épais barreaux de chanvre que j’ai descendus tout à l’heure, juste derrière Brett, il y a une heure, ressemblent à un jeu pour enfants, à ces structures sur lesquelles nous jouions dans le square de White Park. C’est à présent une muraille, une face montagneuse sur laquelle je dois trouver le moyen de me hisser, épuisé et manchot.
Je me lève, lentement, regarde en haut, et plisse les yeux. Le soleil me brûle le crâne.
« Un », dis-je.
Je respire à fond, pousse un grognement, et, hissant tout mon poids avec mon bras valide, je me soulève juste assez pour prendre pied sur le deuxième échelon.
Puis j’attends là, le souffle court, à moins d’un mètre du sol, la tête tournée vers le soleil et les yeux clos, la sueur coulant de mon cuir chevelu et s’amoncelant dans mon col. J’attends le retour de mes forces pendant… je ne sais pas : quelques minutes ? Cinq minutes ?
Et ensuite : « Deux. »
Respirer – plus bouger – grogner – hisser. Et ensuite, trois… et quatre… encore et encore, en reprenant mon équilibre sur chaque échelon, je me hisse laborieusement puis j’exhale – et j’attends – pantelant… le soleil qui me rôtit contre le mur… la sueur qui cette fois me coule le long de l’échine et des bras, me trempe la taille, inonde mes aisselles.
À mi-hauteur de l’échelle, au dixième échelon, j’en viens à la conclusion que c’est, en fait, infaisable. Je n’irai pas plus loin. Si vraiment il faut mourir, cet endroit n’est pas pire qu’un autre.
Je suis trop fatigué, j’ai trop chaud, j’ai trop soif – plus ça va, plus le problème de la soif monte au premier plan, surpassant l’épuisement, les vertiges et même un état fébrile naissant, surpassant même la douleur, qui était jusqu’à présent le grand champion parmi mes tortionnaires. À ce stade, j’ai oublié ce que j’espérais trouver, au juste, là-haut dans la tourelle, à supposer que j’aie espéré quoi que ce soit.
Aucune importance. Je suis trop crevé, trop handicapé et trop assoiffé pour continuer. Je vais mourir ici, encroûté de sueur et de sang séché, contre ce bâtiment en bois deux fois centenaire, collé à cette paroi par le plein soleil de l’après-midi. C’est ici que Maïa trouvera la coquille vide de mon corps et l’entraînera au large.
Houdini aboie au pied de l’édifice. Je ne le vois pas, bien sûr. Mais je l’entends. Un second aboiement, fort et bref.
« Coucou le chien », dis-je faiblement, envoyant ces mots dériver faiblement dans l’air telle une feuille morte.
Je me racle la gorge, me passe la langue sur les lèvres, puis j’essaie encore.
« Hé, le chien. »
Houdini continue d’aboyer, probablement parce qu’il a faim, ou qu’il a peur, ou peut-être simplement content de m’avoir retrouvé, du moins d’avoir retrouvé mes longues jambes de faucheux. Il a dû se perdre dans le bois, pourchasser des écureuils ou être lui-même pourchassé, ces deux dernières heures. Mais dans mon vertige et mon épuisement, je m’imagine que ses jappements frénétiques sont des encouragements : il m’exhorte à continuer mon ascension, à assaillir l’échelon suivant, puis le suivant.