Mon petit chien a reparu au moment crucial pour m’assurer, dans son langage canin primitif, que le salut m’attendait en haut de l’échelle. Je continue de monter. Allez.
Lorsque, enfin, je me retrouve sur le sol du fortin, je reste simplement étendu là pendant un moment, pris d’une quinte de toux. Ma gorge est en train de se fermer, de s’affaisser sur elle-même telle une galerie de mine poussiéreuse. Puis, quand je le peux, je roule sur le ventre et rampe jusqu’à la cantine, sous le canon, réussis à l’ouvrir, découvre un bidon de deux gallons d’eau, hisse ce lourd objet jusqu’à mes lèvres, et je bois comme un voyageur perdu dans le désert, laissant l’eau couler partout, me tremper le visage et le torse. Je reprends mon souffle tel un dauphin faisant surface, puis je bois encore.
Je laisse ensuite le bidon en plastique me tomber des mains, et il rebondit avec un bruit creux sur les lattes du plancher.
Ensuite, je me retourne vers le coffre, et une minute plus tard, ça y est, je l’ai trouvé. Le papier rose, enfoui – non, même pas enfoui, à moitié caché à la rigueur, sous des vêtements de rechange et une lampe torche. Une simple feuille de carnet, rose, froissée et noircie sur les bords, là où les doigts de Brett, tachés de terre et de poudre, les ont tripotés. Pliée et crasseuse, mais sentant encore la cannelle.
Je ris tout haut, un sale rire sec et râpeux. Je prends la page arrachée au journal intime de Martha et l’agite en l’air, la serre dans mon poing valide. La page a un bord irrégulier, on voit qu’elle a été arrachée avec force. Je lève les yeux vers le plafond du cloître de Brett, presse le papier contre ma poitrine et souris ; je sens la crasse qui couvre mon visage se craqueler et tomber. Je le lis et le relis, ce papier, et sa signification s’accumule peu à peu autour de moi, puis je commence à avoir la tête qui tourne, à avoir froid, je presse encore la page arrachée contre mon torse, m’adosse au vieux mur de bois, et ferme les yeux.
Il aboie encore, en bas. Houdini donne de la voix, belle créature fidèle, il s’égosille pour m’empêcher de dormir, ou peut-être juste parce qu’il a vu des nuages intéressants, ou peut-être pour exercer sa petite boîte à boucan, comme les chiens aiment à le faire.
Je devrais – j’ouvre les yeux, regarde fixement le mur d’en face, lutte pour former cette pensée – je devrais aller voir s’il va bien. Je me rallonge sur le ventre et rampe jusqu’à la porte. Mon bras commence à ne plus me faire mal, ce qui, malgré le soulagement, est très mauvais signe. Je regarde par-dessus le bord, et il est là, aboyant, décidé, projetant sa voix le long de la paroi jusqu’ici, en haut, où je peux l’entendre.
« Coucou le chien, dis-je dans un râle, parce que je ne trouve plus de voix dans ma gorge. Bon chien-chien. »
Je plisse les yeux, le regard fixe. Le soleil a baissé, il est moins éblouissant, et je distingue clairement l’endroit, au pied du fortin, où mon chien a édifié une petite pyramide d’oiseaux morts. Je me demande vaguement si c’est censé représenter une sorte de sacrifice animal en mon honneur, ou un hommage, ou quelque bizarre forme d’encouragement : Vois, ô maître ! Si tu survis à cette situation, tu pourras déguster ces oiseaux.
« C’est un bon chien, ça. Gentil le chien », dis-je d’une voix rauque.
Un peu de temps a passé. Si je consulte ma montre, je saurai quelle heure il est, je verrai combien d’heures se sont envolées avec mon bras isolé de ma circulation sanguine, comme s’il était en aval d’un barrage, et je pourrai savoir dans quelle mesure je suis proche soit de mourir, soit de perdre à jamais mon bras droit.
Une douleur lancinante parcourt mon corps sur toute sa longueur. Au temps jadis, on vous sanglait sur une machine, attaché par les chevilles et par les poignets, et on faisait tourner une roue pour vous obliger à parler. Ou même pas pour cela, juste pour vous regarder subir ce supplice. Ou parce qu’il y avait un visiteur à la cour qui n’avait jamais eu l’occasion d’observer cette machine en action. Encore une de ces choses qui vous font penser : bon, d’accord, l’espèce humaine va s’éteindre… bah, que voulez-vous.
Je la relis encore, la page rose, l’écriture de Martha en capitales légèrement penchées, comme la citation de sainte Catherine au-dessus de son lavabo. Mais le ton est différent, tellement différent :
IL EST MORT. N EST MORT, IL EST VRAIMENT MORT.
PLUS JAMAIS JE NE LE REVERRAI, JE NE L’EMBRASSERAI
QUAND JE FERME LES YEUX JE LE VOIS SON SOURIRE DORÉ SES CIGARETTES ROULÉES SES TATOUAGES MARRANTS
MAIS JE LES ROUVRE ET DE NOUVEAU IL N’EST PLUS LÀ
ALORS QUE LE MONDE MEURE MAINTENANT DE TOUTE MANIÈRE IL EST DÉJÀ MORT SANS LUI MAIS
Cela s’arrête ainsi, en plein milieu d’une pensée, pour reprendre à la page suivante que je n’ai pas. Il y a une date en haut, 5 juillet, il y a tout juste deux semaines.
Il est mort, a-t-elle écrit. N est mort, il est vraiment mort.
Qui, Martha ? Qui est N ?
Je ne regarde toujours pas ma montre, mais je sens qu’il se fait tard. Le jour s’use peu à peu, les rayons de soleil apparaissent et disparaissent par les meurtrières. J’aimerais pouvoir envoyer mes pensées, comme des corbeaux messagers médiévaux, pour rassembler des indices et me les rapporter, ici, dans ma cellule de condamné.
Qui était N, Matha ? Avec des dents en or, des cigarettes roulées et des tatouages marrants ?
Combien d’armes reste-t-il dans cet arsenal à côté de la station électrique, Julia Stone ? Veux-tu bien aller voir pour moi ? As-tu même besoin de regarder, ou est-ce toi qui en as fait disparaître encore une ?
L’officier Nils Ryan, le copain trooper de Brett… Nils commence par un N. Mais il y en a un autre, un autre N, et je n’arrive pas à m’en souvenir. Le monde tourbillonne. Cette enquête était une ligne droite, simple et propre : un homme a disparu. Trouver l’homme. Et maintenant on dirait que la nature sauvage reprend ses droits le long de la route, transformant le monde en un épais sous-bois, un labyrinthe, une jungle.
Je palpe mon bras, de haut en bas, de bas en haut, et je ne sens rien ; pendant ce temps, j’ai le souffle rauque, haché. À un moment donné, je franchirai un seuil à partir duquel plus rien n’aura d’importance : « perte d’un membre et/ou décès », cette double conjonction sera résolument remplacée par un simple « et ».
Les gamins s’en tireront bien. Alyssa et Micah Rose, de l’école élémentaire Quincy. J’ai confié ce dossier-là à l’inspecteur Culverson, et il ne lâchera pas le morceau. Je souris à l’idée de Culverson : au Somerset en ce moment même, dînant seul, demandant poliment à Ruth-Ann combien il lui doit.
Le soleil perd de son lustre. C’est la fin de l’après-midi. Ensuite viendra la nuit.
La seule chose qui m’embête, c’est Nico. Parce que c’est vrai, je lui ai promis de la protéger jusqu’à la mort de l’un d’entre nous, ou des deux. Elle était ivre et j’avais quatorze ans, mais je lui ai fait cette promesse et j’étais sincère. Je lui demande pardon, quelque part dans ma tête. S’il existe une personne à qui je peux envoyer un message par télépathie, c’est bien Nico Palace, et je fais le vide dans mon esprit pour l’envoyer dans les airs : Nico, frangine chérie, je suis désolé.