En rouvrant les yeux, je vois ma montre sans le vouloir. 17 h 13. Environ six heures et demie depuis l’impact, depuis que la balle a creusé le trou dans mon biceps, que j’ai perdu tout ce sang et que j’ai dû garrotter mon bras, le privant de circulation pour tenter de rester en vie.
Il y a longtemps que je n’ai pas entendu Houdini. Peut-être a-t-il décidé d’abroger notre contrat, lui aussi, peut-être a-t-il fui dans les bois, a-t-il évolué pour devenir loup ou phoque. Tant mieux pour lui. Je porte la main à mon visage, comme pour m’assurer qu’il est encore là. Il est sale. Encroûté. Ridé d’une manière dont je n’avais pas souvenir. Les pointes de ma moustache poussent bizarrement, hirsutes et irrégulières, mal définies, mal dessinées. Je déteste ça.
Je relis une fois de plus la page du journal de Martha. IL EST MORT. N EST MORT IL EST VRAIMENT MORT.
Quand la fusillade commence, elle démarre d’un seul coup : pas un, ni deux, mais une centaine de fusils tirant en même temps, et bien sûr je ne peux pas bouger, je ne peux pas descendre jusque là-bas, au bord de l’eau ; la seule chose que je puisse faire, c’est regarder par les étroites meurtrières et assister au déroulement de cette horreur.
À un moment de cette longue journée chaude et harassante, l’un de ces petits points que j’avais vus ce matin sur l’horizon est arrivé dans le port et a jeté l’ancre du côté du phare ; un navire-cargo aux flancs métalliques, ancré, massif, peut-être à huit cents mètres du rivage, avec des dizaines de petites embarcations flottant autour de lui tels des bébés animaux à la tétée. Six ou sept de ces esquifs s’approchent de la rive, surchargés de passagers, on entend leurs petits moteurs hoqueter. Et maintenant, sous mes yeux, ils essuient un feu nourri.
« Non ! » dis-je tout bas.
Mais, exactement comme me l’a décrit Brett, c’est un navire des gardes-côtes, lignes pures et proue d’acier, hérissé de piquets et d’antennes, noble silhouette garée dans l’eau perpendiculairement à la côte, qui accueille les arrivants non avec une bouée de sauvetage mais par une canonnade.
Les petites embarcations se livrent à des manœuvres vaines, barques à rames et radeaux zigzaguant de-ci de-là tandis que le navire fouette les eaux et envoie en l’air des montagnes d’écume bouillonnante.
Des oiseaux de mer filent au-dessus, fuyant à tire-d’aile, effrayés par les détonations.
« Non, non ! » dis-je, là-haut dans ma tour, derrière la fenêtre, impuissant, ridicule.
Les barques commencent à chavirer, déversant leurs occupants dans l’eau, où ils barbotent, crient et se raccrochent les uns aux autres – des enfants, de vieilles femmes, des hommes jeunes –, et moi qui ne peux que regarder, inutile, coincé dans le fortin, immobilisé par ma blessure, toussant, en proie au vertige, je les regarde se noyer, les regarde surnager, regarde le navire envoyer des vedettes à moteur pour rassembler ceux qui restent.
« Stop ! Police ! », dis-je dans un souffle, les yeux écarquillés.
Les enfants s’agrippent les uns aux autres, petits corps ballottés dans les remous, submergés dans le sillage des navires, ouvrant la bouche pour hurler alors même que les vagues les envoient par le fond.
Dans le silence qui suit, je sombre dans le sommeil, et au fond de mon rêve enfiévré Brett est vivant, accroupi à côté de moi avec son M140 pointé par la meurtrière de la tour. Il ne me dit pas : « Je t’avais prévenu. » Ce n’est pas son genre. Mais ce qu’il dit, c’est : « Caduc. Le contrat est caduc. » Je veux l’avertir que le canon de son fusil rentre dans la pièce par l’autre fenêtre, une image de dessin animé, il fait le tour pour revenir, pointé droit sur sa tête.
Ne fais pas ça, dis-je, ne tire pas. Ma bouche remue mais les mots refusent de sortir, et il tire, et un instant plus tard s’écroule en arrière, saute et roule sur lui-même, et puis il ne bouge plus.
Dans le rêve suivant, la scène suivante, il a un fusil de tir aux pigeons et nous sommes sur le toit, lui et moi, et cette fois il sourit et lorsqu’il sourit sa bouche brille, il se penche en arrière et tire, en l’air, encore, encore, et l’astéroïde tombe du ciel, et Houdini va le chercher, une planète brûlante de roche et de métal calée entre ses crocs comme un canard abattu.
Je suis réveillé par un bruit rythmé, distant et inhabituel, et la première idée qui me vienne en tête est la suivante : « Il voulait partir. »
Ce n’est pas lui qui était infidèle ; c’était elle.
Oh, Martha…
Elle avait pris un amant, l’homme qu’elle identifiait sous l’initiale N, et puis cet amant a été tué lors des émeutes du 4-Juillet, Independence Day.
Et Brett n’avait pas quitté Martha, mais dans son cœur il avait le profond désir de s’en aller. Il avait des informations, il avait un plan d’action, il savait le bien qu’il voulait faire dans le monde. Il savait même où il pouvait se procurer les armes dont il avait besoin. Mais il ne pouvait pas partir, et ne comptait pas le faire, parce qu’il avait prêté serment devant sa femme et devant Dieu, refusait de s’en libérer.
Il y a comme un battement dehors, je tourne la tête mais c’est à peine si je peux remuer. Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Le navire doit être de retour, ou bien c’en est un autre qui arrive, un nouvel affrontement naissant au loin sur l’horizon. L’image des morts et des mourants des bateaux me revient, aussi claire et détaillée qu’une photo. J’essaie de soulever la tête, mais en vain. Je reste dans mon trou, ferme les yeux à ce que j’ai vu et choisis plutôt de réfléchir à mon enquête, de mettre chaque chose à sa place.
En découvrant cette page dans le journal intime de sa femme, Brett a réagi non avec colère, mais avec une joie farouche et secrète. Il l’a déchirée et l’a emportée comme un billet de loterie, parce que c’était sa permission pour s’en aller faire ce qu’il voulait. Il a pris ses dispositions avec le voleur Cortez, et le voilà parti ; par la grâce de Dieu, son épouse avait été infidèle, le contrat qui les liait était caduc, il se sentait libéré et il s’en est allé. Il a arraché cette page, l’a tenue contre son cœur et a filé dans son fortin au bord de la mer pour mener sa vertueuse croisade.
Le bruit sourd et lancinant se rapproche. J’actionne mon bras, qui monte, lent, dense comme un fagot. Pitié, faites que ce ne soit pas encore un bateau. Pitié. Je ne veux plus voir ça.
C’est comme un battement d’ailes, dehors. Proche, bien plus proche que la mer. Un moteur.
Je ressens alors un besoin impérieux de bouger, il faut que je me traîne, et c’est ce que je fais. J’utilise mes jambes mais pas pour marcher, pour me projeter en avant, comme une chenille, en travers de la petite pièce et en direction de la porte, et là je sors la tête et je le vois : le grand hélicoptère aux flancs verts, suspendu dans le ciel au-dessus du fortin, rotors tournant, dans un immense fracas.
Je lève ma main valide au-dehors et l’agite, faiblement, et j’essaie de crier mais aucun son ne s’échappe de ma gorge. Ce n’est pas nécessaire, toutefois, car elle m’a vu. Nico, penchée par la portière de l’hélico, accrochée au montant, riant, criant :
« Hank ! Hank ! »
Je ne l’entends pas vraiment, je vois juste ses lèvres qui bougent, et je devine ses paroles : « Je te l’avais bien dit ! »
Cinquième partie
Contrée sauvage
Mardi 24 juillet
Ascension droite : 19 57 36,4